Fermez les yeux, ouvrez votre esprit. Imaginez... Vous êtes le 25 janvier 2004. Le grand, le beau, le prodigieux Justin Timberlake annonce un nouveau tube. Le monde la pop est en ébullition. Les fans hurlent. Les radios ne diffusent plus que ça. L'univers tout entier vit, vibre, respire, danse, mange Justin.
Sauf que nous sommes en 2024. Et c'est dans un désintérêt général que l'ancien golden boy de l'Amérique a dévoilé son nouveau single au nom évocateur, Selfish («égoïste», en français). «Une pop mature, adaptée à la radio, bien produite et, oui, sans ambition», résume sans enthousiasme le critique musical du Daily Beast. A défaut de la première chanson solo de l'artiste en près de six ans, ce 25 janvier 2024 restera donc gravé comme... un jeudi comme les autres.
C'est ironique, mais il n'y a eu guère que les fans de son ancienne petite amie, Britney Spears, pour s'exciter de cette sortie. On ne peut pas leur donner tort. Treize ans plus tôt, c'était à leur idole de révéler son propre titre Selfish. Une drôle de coïncidence qui ne pouvait qu'inspirer cette fanbase en manque d'un nouvel album - mais certainement pas d'idées mesquines.
Dans un doigt d'honneur pop magistral, des milliers d'auditeurs ont uni leurs forces pour propulser le vieux titre dans les charts. Le jour même, le Selfish de Britney se retrouve dans le top 40 du classement iTunes américain. Pour atteindre, dès le lendemain, la première place. Juste devant le tout nouveau Selfish de Justin, relégué à une sinistre troisième position.
Pendant qu'un partisan confiait son espoir que ce succès incite la chanteuse à relancer sa carrière, malgré son annonce récente sur Instagram de «jamais revenir dans l’industrie de la musique !!!», le compte fan à l'origine de cette prise d'otage musicale s'est dénoncé auprès d'Entertainment Weekly. «Tout avait commencé comme une blague», a ricané l'internaute. «Je n'arrive toujours pas à croire que cela ait pris une telle ampleur (...). Nous sommes tous très heureux de voir sa chanson revenir après toutes ces années.»
Loin de prendre plaisir à ce succès, l'intéressée, elle, semble surtout avoir été traversée par une soudaine bouffée de culpabilité. Trois mois après la publication de ses mémoires dévastatrices, The Woman in Me, comme une maman navrée par les bêtises de ses enfants, Britney a préféré s'excuser de «certaines choses qu'elle a pu écrire».
Sans citer qui que ce soit.
Enfin... Presque. «Je voulais aussi dire que je suis amoureuse de la nouvelle chanson de Justin Timberlake, Selfish» ne manque-t-elle pas d'ajouter, avant de saluer la performance de son ancien amoureux sur l'émission «Saturday Night Live», diffusé la veille.
C'est peu dire que, dans son livre, le pauvre Justin en prend pour son grade. Tout au long des 400 pages, Britney livre un florilège de détails sur l'histoire d'amour des deux bijoux de la pop américaine, entre 1999 et 2002. La douceur, la tendresse, les moments iconiques, et puis... La grossesse surprise. Et l'avortement.
Et puis, il y a les infidélités présumées, la carrière de Monsieur qui passe au premier plan, son SMS de deux lignes pour annoncer que tout est fini. La rupture laisse Britney «dévastée». Et pour couronner le tout, il y a la célèbre «revenge songe», Cry Me a River, dont le clip met habilement en avant un sosie de Britney tout en blondeur. Un coup marketing de génie pour lui, un coup dur tout court pour elle. «Dans les médias, j'ai été décrite comme une prostituée qui avait brisé le cœur du golden boy américain.»
Vous avez pigé. Au terme de votre lecture de The Woman In Me, vous avez peut-être été envahi par l’envie soudaine et brutale de bazarder vos t-shirts et vos CD collector de Justin par la fenêtre. Si ce n'est pas votre cas, c'est celui de hordes entières d'internautes qui se sont ruées sur le principal concerné pour l'acculer.
De son côté, Justin s’abstient soigneusement de réagir aux allégations du livre. En guise de réponse, l’artiste suspendra son compte Instagram et s'envolera pour le Mexique, femme et enfants sous le bras. Un communiqué de son équipe de comm' indiquant sobrement que:
Circulez, affaire suivante.
Il faut dire que ce bouquin tombait au plus mal pour Justin Timberlake, alors qu’il déroulait déjà le tapis rouge pour son grand retour. Après avoir nettoyé son Instagram, intensifié son jeu sur TikTok, sorti un nouveau single et bourré son agenda d'apparitions promotionnelles, le voilà qui s'apprête à entamer une tournée mondiale en avril. L'occasion de renouer avec le sommet et de faire oublier des années d’insuccès et de contre-performance - dont Britney n'a été que le point culminant.
Côté musique, d'abord. Après l'accueil très froid réservé à son album Man of the Woods («le pire album de 2018», dixit le média spécialisé Joe), le chanteur a mis sa carrière solo en hibernation, se contentant de remplir le vide avec quelques collaborations ici ou là. Des chansons nostalgiques à la gloire de sa période de succès. Gloire en moins.
Côté ciné, on n'en parle même pas. Le talent d'acteur de Justin Timberlake n'a jamais égalé celui pour la chanson. Si les spécialistes s'accordent sur sa performance dans The Social Network, en 2010, difficile de ne pas mentionner tous les autres navets, de Time Out à Sexe entre amis, en 2011, aux plus récents Palmer en 2021, et Reptile sur Netflix, en 2023. «Il ne tient pas l'affiche», raille le critique Dave Hanratty, qui préfère comparer le comédien à «un joli papier peint».
Ajoutez à ces années de carrière en demi-teinte, un nouveau regard médiatique critique sur l'ancien chouchou de l'Amérique depuis la fin des années 2010. #MeToo est passé par là et, avec lui, l'indulgence pour le plus si gentil ni populaire Justin.
«Les interviews n'ont pas bien vieilli, et bon nombre de ses actions passées ne sont pas considérées d'un bon œil», constate Kat Orchard, spécialiste en relations publiques, au magazine Newsweek. L'experte cite pour exemple l'épisode tristement célèbre du «nipplegate», en plein Super Bowl, en 2004, lorsque Justin arrache le bustier de Janet Jackson sans son accord, révélant son sein à un public américain bien pensant.
La chaîne CBS sera condamnée à une amende d'un demi-million de dollars, Janet Jackson placée sur liste noire, et le responsable du scandale libre de poursuivre sa petite vie dans le show-biz - il sera d'ailleurs réinvité au Super Bowl, en 2018. Il formulera de vagues excuses en 2021, sur Instagram, pour avoir bénéficié de ce «système qui tolère la misogynie et le racisme».
Ce ne sont pas une vague mauvaise presse et quelques trolls de Britney Spears qui freineront sa soif de reconquête. Les yeux obstinément rivés vers l’avant, Justin Timberlake fêtera son 43e anniversaire ce 31 janvier, avec une représentation à guichets fermés à l'Irving Plaza de New York. Fin prêt pour son reboot. Reste à savoir si nous pouvons en dire autant.