Le héros de ma petite enfance est un sadique, doublé d'un esclavagiste et d'un malade mental. J'ai nommé Willy Wonka, confiseur excentrique et figure principale du roman Charlie et la Chocolaterie. Un génie diabolique et sugaraddict qui exploite sans vergogne des milliers d'esclaves dans sa fabrique de chocolat, tout en maltraitant, au passage, une poignée de jeunes enfants mal-élevés. Pas étonnant que je traîne, aujourd'hui, une peur phobique des petits êtres et un goût pathologique pour les desserts. Maman, si tu lis cet article, tout est de ta faute.
Mais assez parlé de moi. Si vous faites partie des curieux qui s'apprêtent à aller voir Wonka, le préquel sorti, ce mercredi, en salles, vous serez peut-être surpris par la version très édulcorée de ce Willy Wonka 2023, sous les traits d'un Timothée Chalamet candide et un peu naïf. Un personnage à mille lieux du monstre ironique et désabusé du roman de 1964.
Et pourtant. Il se pourrait que le «Wonka-Timothée» au grand coeur qui accumule les cabrioles parisiennes ne soit pas si éloigné du Willy Wonka conçu lors de l'écriture de Charlie et la chocolaterie.
Eh oui! Il existe cinq versions du roman original de Charlie et la Chocolaterie. Seules quatre d'entre elles ont été conservées. La toute première est perdue. De ce premier jet, nous savons seulement qu'il retrace le tragique destin d'un petit garçon qui, en visitant une chocolaterie, tombe dans une cuve. Transformé en figurine comestible de chocolat, le malheureux est vendu dans un magasin, avant d'être dévoré par un autre enfant. Du Roald Dahl tout craché.
Sauf que, faute de faire rire le jeune neveu de l'écrivain, cette version a probablement fini à la poubelle.
C'est sans compter sur Roald Dahl qui tient vraiment, vraiment, à son histoire de chocolaterie. L'écrivain se lance donc dans une seconde ébauche, entièrement centrée sur le personnage de Willy Wonka. Un confiseur génial qu'il décrit déjà comme muni d'un chapeau et d'une canne à pommeau. Sans oublier d'une liste d'inventions étonnantes - dont un chewing-gum qui ne perd jamais son goût.
Autre différence fondamentale par rapport au Willy Wonka final: c'est un père de famille et il est marié. Un papa non seulement super sympa, mais aussi d'une générosité ostentatoire. Les portes de son usine de bonbons sont ouvertes à tous les curieux.
Un troisième essai, baptisé Charlie's Chocolate Boy, a fait beaucoup parler de lui. En 2017, la veuve de Roald Dahl, Felicity Dahl, confie à la BBC que le personnage principal de Charlie Bucket était censé être noir. Toutefois, lorsque l'écrivain fait parvenir son manuscrit à son agent littéraire, cette dernière l'enjoint à renoncer à la précision. Roald Dahl cède. Une décision que sa veuve qualifiera bien plus tard de «vraiment dommage».
Dans cette histoire, Charlie Bucket, toujours transformé en chocolat, est conduit chez Willy Wonka pour faire office de cadeau à son fils. Après avoir déjoué un vol dans la maison du fabricant, Charlie se voit récompenser avec une chocolaterie dans le centre-ville, le «Charlie's Chocolate Shop». On est encore loin des enfants malmenés.
Au fil des versions esquissées par Roald Dahl, se dessine le profil du Willy Wonka. Le vrai. Un être dépourvu du charisme éclatant et bienveillant de son brouillon, plus rusé, sinistre et moralement ambivalent, isolé pendant dix ans dans sa fabrique, entouré de ses fidèles Oompa Loompas.
Enfin... pas tout à fait. Car, dans le tout premier roman publié en 1964, les «7384 hommes et femmes» qui triment pour lui sont en fait des pygmées noirs, importés d'Afrique par Willy Wonka.
Il faudra attendre six ans après la publication avant qu'une association pour les droits des Afro-américains ne tire la sonnette d'alarme. Six ans pendant lesquels le fait qu'une tribu soit trimballée dans des caisses d'emballage, sans visa, sans passeport, avant d'être enrôlée de force dans une usine pour être payée en nature, n'a pas choqué grand-monde.
En 1970, Roald Dahl, «sincèrement surpris et très ennuyé» par cette comparaison évidente avec la traite des esclaves, accepte d'apporter les modifications nécessaires à son livre. Les pygmées deviennent des Oompa-Loompas, des créatures à la peau «blanc rosé» avec des cheveux «châtain doré» et venus tout droits de «Loompaland», un pays fantastique et fictif.
Ce qui n'empêche pas Willy Wonka de faire preuve d'un mépris abject pour ses ouvriers. Non seulement travailleurs asservis, les Oompa-Loompas deviennent aussi des sujets expérimentaux dans le développement de ses bonbons et chocolats - avec, souvent, des résultats horrifiants.
Et puis, n'oublions pas le concept assez abject du ticket d'or imaginé par ce sadique de Willy Wonka. Offrir une visite de sa fabrique à d'affreux petits monstres, pour mieux les éliminer ensuite.
Or, Willy Wonka ne s'est pas contenté de se débarrasser des quatre enfants pourris de la version finale. Il y en aurait beaucoup d'autres, disparus dans des conditions tout aussi dramatiques, dans des chapitres supprimés.
En 2005 par exemple, le Times republie «Spotty Powder», disparu, car il sous-entend que Willy Wonka n'est pas seulement cannibale, mais nourrit également les enfants de leurs ennemis. Hmm. En 2014, The Guardian dévoile «The Vanilla Fudge Room», supprimé parce que «jugé trop sauvage, subversif et insuffisamment moral pour les esprits tendres des enfants britanniques il y a près de 50 ans». Et enfin, la même année, Vanity Fair publie à son tour un résumé de l'intrigue de «The Warming Candy Room», dans lequel trois garçons finissent par «éclater de chaleur», après avoir abusé des «bonbons chauffants».
Un grand nettoyage qui révèle l'ampleur de l'inhumanité du personnage de Willy Wonka. Un personnage aussi brillant qu'abject, qui a marqué notre enfance... parce que tellement jubilatoire.