Dans l'austère Lausanne balayée par le vent glacé de décembre, Evan Giusto et Benjamin Bühler font l'effet d'un shoot de vitamine D. Aussi beaux que les passants sont fades. Aussi doux que le milieu de la mode est impitoyable. Aussi élégants que le reste du monde se planque sous des couches de vêtements gris et informes. A deux petits jours de la présentation de leur nouvelle collection à Lausanne devant plus de 400 personnes, le duo de créateurs dégage un certain apaisement - pour le coup très suisse, lui.
Il reste pourtant encore une montagne de travail à bâcher. Des éclairages du show à ajuster, une mannequin à caster, des backstages à visiter, des vêtements à retoucher, des fittings à achever.
Mais rien n'effraie ce couple, à la mode comme à la vie, qui s'est rencontré sur un shooting, en 2016. Diplômé de l'Ecole d'arts de la Chaux-de-Fonds, Evan Giusto prête à l'époque son minois comme mannequin, entre un job dans l'horlogerie et le rêve de créer sa propre marque de couture.
Une aspiration partagée par Benjamin Bühler, qui, de son côté, achève son travail de fin d'année pour l'Ecole de la Chambre Syndicale de la couture parisienne. Le coup de foudre est aussi personnel que professionnel.
«L'idée de monter notre marque s'est imposée naturellement, nous avions la même vision», se souvient Evan avec tendresse, en mordant dans la jambe de son bonhomme en pâte. Ni une ni deux, Benjamin prend le risque de quitter Paris et un poste dans la prestigieuse maison Schiaparelli, pour suivre son compagnon dans leur Suisse natale. Objectif: fonder leur marque, Evanbenjamin.
Une collaboration d'autant plus évidente qu'Evan et Benjamin sont complémentaires. L'un dessine les silhouettes homme, l'autre les silhouettes femme. «Il a une vision plus couture et beaucoup plus de patience que moi», note Evan, 30 ans, qui gère le sourcing, les matières, les fournisseurs, la négociation des prix - «ce que j'ai personnellement plus de mal à faire», précise son associé et compagnon, 29 ans.
Cinq ans plus tard, en 2023, Evan et Benjamin quittent leur atelier du canton de Vaud, glissent leurs pantalons à sequins, leurs tailleurs et leurs sacs iconiques dans des valises et cèdent aux sirènes de la capitale de la mode. Là où tout se passe. Paris. Mais le fait d’avoir leurs nouveaux bureaux à deux pas de Jacquemus, dans le 18e arrondissement, ne fait pas pour autant d'Evanbenjamin une griffe française. «Nous restons une marque suisse, c'est notre ADN et c’est comme ça que nous arrivons à nous imposer», affirme Evan.
Bien leur en a pris puisque, depuis, une jolie brochette de célébrités s'est bousculée pour arborer les créations pailletées du duo suisse - de leur compatriote Gjon's Tears pour l'Eurovision 2021, à la chanteuse britannique Rita Ora, en passant par l'humoriste français Ahmed Sylla ou la chorégraphe et danseuse Marie-Claude Pietragalla.
Un gage de reconnaissance forcément flatteur pour le duo originaire du Locle et de Tolochenaz, mais qui ne fait pas tout. «Les gens pensent que du moment où une célébrité porte vos vêtements, vous allez décoller. En termes de crédibilité et de visibilité, c’est super. En termes de ventes, ça ne suffit pas», tranche Evan.
Au contraire, le jeune couturier perçoit même un risque à ce qu'une star s'affiche dans leurs vêtements. «S’ils voient Rita Ora porter une tenue Evanbenjamin, les gens font se dire que c’est une tenue de soirée, réservée à une clientèle aisée. Pas du tout! Les clients suisses peuvent s'approprier nos vêtements. Ils ne sont en aucun cas réservés aux mannequins ou aux personnalités du monde du spectacle.»
N'empêche... de qui rêveraient-ils comme prochaine ambassadrice? «Dua Lipa, ce serait chic», admettent les deux compagnons d'une seule voix.
Difficile de se structurer quand on vit, mange, respire à deux pour la même marque. D'autant que leur atelier ne fait qu’un avec leur appartement, Boulevard de Clichy. Là, les journées démarrent vers 8h et se prolongent jusque tard le soir. «Séparer la vie privée et le travail est compliqué, concède Benjamin. Une marque, ce n’est pas éteindre la lumière à 18h et tout est terminé. Il faut travailler tout le temps, sans cesse.» Son voisin opine du chef.
Pour se ménager des «instants de pause» et se ressourcer, rien de tel que la mère-patrie. Le couple retourne régulièrement à Tolochenaz, dans la famille de Benjamin. «Notre cocon», résume ce dernier. «Hier, c’était drôle, on revient de Paris, on passe la frontière, la Vallée-de-Joux… et là… la neige», souffle Evan.
Preuve de leur attachement à la Suisse, près de deux ans après leur départ, l'éternelle question revient sur leur table de travail. «Devons-nous rentrer et nous fortifier en Suisse, et augmenter les allers-retours avec Paris? formule Benjamin à voix haute. Ou rester à Paris, qui nous permet de collaborer avec des artistes, mais où l'on est moins en contact avec une clientèle privée? Car, en Suisse, c’est l’inverse.»
Il balais ce dilemme en avalant une gorgée d’eau. «Pour l'instant, on ne se met pas de limites. On vit l’instant.»
«Ce départ en France était important, ajoute Evan. Ces deux années ont été formatrices. Si on finit par revenir, c’est parce qu’on a pris ce dont on avait besoin là-bas et qu'on amène ces acquis ici. Mais on ne sait pas encore comment on va procéder.»
Un équilibre à l'image de la collection qu'ils s'apprêtent à présenter à Lausanne, ce 12 décembre, à l'espace Amaretto. «Cette collection, c’est la relation qu’on a entre Paris et la Suisse. Le contraste entre le côté très serein, calme, construit, travailleur et sérieux de la Suisse - et le côté plus agité, déconstruit, euphorique, festif de Paris», explique le couple de créateurs, qui cite Anthony Vaccarello pour Saint-Laurent ou l’inimitable Donatella Versace parmi ses muses et ses icônes.
Contrastes de matière, classiques revisités, clins d'oeil aux tailleurs de banquiers et à la festivité de la capitale française... Le meilleur des deux pays et un bel hommage annoncé à l'amitié helvetico-parisienne. Une collection à l’image de ce couple polyvalent et talentueux, qui n’a pas fini de conquérir la France… ni la plus discrète et frileuse Suisse.
Curieux d'en (sa)voir plus? Le défilé d'Evanbenjamin aura lieu le 12 décembre à 20h30, à l'espace Amaretto de Lausanne, et il est ouvert au public. Les billets sont disponibles, ici.