A ses prémices, la vie d'Amy Winehouse n'a rien d'un drame annoncé. Amy, c'est d'abord une petite meuf pas très jolie, rigolote, à la tignasse noire et aux dents trop carrées, un poil turbulente (mais «pas mal élevée», précise son père Mitch au détour d'une interview, en 2007). Une enfance normale à East Finchley, dans la banlieue nord de Londres. Des parents banalement séparés. Mitch est chauffeur de taxi, Janis pharmacienne. A la maison, on écoute du jazz. Beaucoup, tout le temps.
Son don pour le chant n'est pas une évidence. Amy n'aspire même pas à devenir musicienne. Plutôt comédienne ou «serveuse sur patins à roulettes». C'est son grand frère, Alex, qui lui apprend la guitare. Elle achète la sienne à l'âge de quatorze ans, écrit ses propres textes à quinze. L'idée des études est vite abandonnée. A peu près au même moment, elle découvre l'herbe et une voix. La sienne. Un timbre puissant, rauque, sensuel, au goût de whisky et de clopes. Un chant d'une autre époque, fait pour les hymnes tristes.
Triste, peut-être qu'Amy l'est déjà. Pour elle, écrire, c'est souffrir. Ou l'inverse. «Comme j'avais un frère aîné, j'ai fait beaucoup de trucs du style 'Oh, la vie est tellement déprimante' avant même l'âge de douze ans», glisse-t-elle au magazine Rolling Stone, en 2007. «A l'époque, je lisais J.D Salinger – ou ce que mon frère lisait – et je me sentais frustrée-»
Frustrée, d'accord, mais elle sait déjà captiver son public. La nuit, au milieu des éclats de rires et des pintes de bière, Amy se hisse sur le bar, s'empare de sa guitare et se met à chanter. «Alors, tout le monde s'arrêtait, envoûté», se souvient Dougie Charles-Ridler, propriétaire du pub Hawley Arms et ami de longue date, au Guardian.
Premier contrat, premier album, premier succès critique et premier appart rien qu'à elle. Amy a choisi Camden. Un aimant bourdonnant, le lieu où il faut être. Un quartier où on peut tout acheter. Surtout des drogues. La chanteuse devient la copine de Pete Doherty et un incontournable des bars du coin. Et c'est dans son «local» préféré, sur fond de blues des années 60 sur le juke-box, qu'elle rencontre l'homme qui va tout changer. Son «bébé». Blake Fielder-Civil.
Le début d'une passion folle, tumultueuse, toxique. «Après avoir rencontré Blake, Amy a changé du jour au lendemain. Sa personnalité est devenue plus distante. Et il me semblait que c'était dû à la drogue», raconte Nick Godwyn, son premier manager. «Quand je l’ai rencontrée, elle fumait de l’herbe, mais elle pensait que les gens qui prenaient des drogues de classe A étaient stupides. Elle se foutait d’eux.»
Une liaison trop brûlante, trop rapide. Amy a Blake dans la peau. Plus précisément, au-dessus du sein gauche, sur son cœur. L'apparition du tatouage coïncide avec une période de sautes d’humeur violentes, où se mêlent alcool, drogues, anorexie, boulimie. A mesure que son corps s'affine et disparaît sous les tatouages, la choucroute capillaire enfle et le trait d'eye-liner s'épaissit.
Tromperie, chagrin, rupture. Blake quitte Amy pour retourner vers son ancienne petite amie. Détruite, la musicienne déverse son mal-être dans un nouvel album au nom évocateur, Back to Black. «Les chansons s'écrivaient littéralement toutes seules», expliquera-t-elle.
Comme toujours avec Amy, le malheur lui réussit. Back to Black se pose comme l'album le plus vendu au Royaume-Uni de l'année 2007. L'un des plus gros succès musicaux du 21e siècle. Le succès est mondial. Impossible à gérer pour cette «anti-célébrité».
Les quelques journalistes à la rencontrer se heurtent à une personnalité discrète, réticente à se livrer, souvent distraite. Une anti-Diana, une reine des ténèbres, qui aime le contact avec les gens ordinaires, s'enfiler une pinte et jouer au billard avec les éboueurs et habitués de son local. Amy vient garnir les rangs des artistes que la notoriété ronge et détruit. Une autre Britney Spears, dont la vie entre drogue, sexe, automutilation et rock'n roll la transforme en proie idéale pour les paparazzis.
Véritable supernova, Back to Black marque aussi le retour de Blake, en février 2007. Pour le meilleur et pour le pire. Surtout le pire. Avec un employé de la mairie de Miami et la modique somme de 130 dollars, Amy Winehouse épouse son «bébé». Le déclin est définitivement amorcé.
De la douceur du hamburger-frites servi à leur cérémonie, leur mariage prend vite un goût de sang, de violences conjugales, d'héro, d'ecsta, de coke, de kétamine et de vodka, quand ce n'est pas de tranquillisant pour chevaux. Un cocktail explosif. L'overdose, inévitable, conduit Amy à l'hôpital. S'en suit une première brève cure de désintoxication. Sans effet. Sur les huit semaines que doit durer leur traitement, le couple ne restera que trois jours. Amy l'avait promis. She won't go to rehab, no no.
Quelques mois plus tard, Blake est condamné à 27 mois de prison pour agression physique et tentative de corruption. Amy est dévastée. Son état s'aggrave encore. Cette année-là, elle remporte cinq Grammys. Mais le public est depuis longtemps passé de l'anticipation d'un nouvel album à celle de la prochaine crise de nerfs ou d'un autre concert gâché.
Le 23 juillet 2011, Amy est seule. Une soirée à l'image de cette année. Solitaire, morose. La reine des ténèbres ne voit plus grand monde. Quelques jours plus tôt, sa tournée de «retour» de 12 dates à travers l'Europe a été annulée. La faute à une énième apparition sur scène désastreuse, à Belgrade. Ivre, en retard, la diva de la soul est à peine capable d'aligner les mots. Le concert s'achève sous les huées des fans déçus.
Ce soir-là, Amy joue de la batterie et chante jusqu'au petit matin. Son garde du corps témoignera par la suite avoir entendu ses pas, au-dessus de sa tête, pendant un moment. Puis le silence. Ce n'est que le lendemain, vers 16 heures, lorsqu'il vient la tirer du sommeil, qu'il réalise qu'Amy est morte. Elle avait 27 ans. L'enquête conclura à une «surdose accidentelle d'alcool». Elle aurait pu tout aussi bien accuser son immense talent. Son amour viscéral. Sa célébrité destructrice. Bref, les démons de la princesse des ténèbres.