Son accent obsède le monde entier
Si vous suivez un tant soit peu le monde des stars et du rap, impossible que vous soyez passé à côté de ce phénomène. EsDeeKid, le mystérieux rappeur britannique, a émergé sur la scène mondiale pour une raison bien cocasse: étant cagoulé, tout le monde a spéculé sur son identité.
Et certains se sont même jetés la tête la première dans une théorie du complot tout à fait savoureuse: derrière EsDeeKid se cacherait le très fameux acteur Timothée Chalamet, actuellement à l'affiche de Marty Supreme, et surtout petit ami notoire de la cadette du clan Kardashian, Kylie Jenner.
Spoiler alert: il s'agit bien de deux personnes distinctes, puisque les deux viennent de faire un gros coup de buzz ce vendredi 19 décembre, en sortant un son ensemble, que chacun a reposté sur son compte Instagram respectif (bien que...restons prudents à l'heure de l'IA).
Dans ce couplet, qui vient compléter le titre 4 Raws d'EsDeeKid, Chalamet remet sa casquette de rappeur («Lil Timmy Tim»)et se lâche sur son dernier film, son pognon, et sa chérie Kyle Jenner.
EsDeeKid et Timothée chalamet rappent ensemble 👇
C'est justement en surfant habilement sur toutes ces spéculations d'alter-ego que EsDeekid a réussi à braquer le rap mondial et à propulser sa visibilité à l'international. Résultat: le cool kid masqué est passé de quelque 200 000 auditeurs mensuels sur Spotify en février dernier à plus de 10 millions - un bond colossal, tout ça grâce à des rumeurs, et à des punchlines et gimmicks déjà adorés par ses fans.
Fin novembre, son premier album Rebel était l'opus hip-hop le plus écouté au monde sur Spotify; son single Century a atteint le Top 10 britannique. Il faut dire qu'«Esdee» sait poser ses «bars» explosifs de façon chirurgicale, mais avec une addictive et désinvolte facilité, le tout emballé dans l'univers sombre et underground de Liverpool.
La chanson qui tourne le plus? LV Sandals, que le monde entier s'amuse à reprendre, avec l'accent anglais à couper au couteau en prime.
Un accent qui rend dingue
Et c'est justement cet accent qui cristallise toutes les attentions. En découvrant cette facette du rap britannique, plus d'un non-anglophone a été saisi par une singularité sonore: la prononciation d'EsDeeKid.
Sur X, l'on trouve, par exemple, des gens qui vont jusqu'à se demander dans quelle langue débite le rappeur. J'ai moi-même testé l'un de mes collègues, en lui faisant écouter un extrait de quelques secondes. Sa réponse:
La source de cette confusion? Cette façon de prononcer les «C» de fin de phrase, de façon brutale, presque comme un «R». On l'entend dès les premières notes du titre Panic. Ecoutez plutôt:
EsDeeKid dégorge le mot «walk» (marcher) en une sorte de «walrrrrrh», tandis que le mot «panic» se mue en «panirrrrrh».

Cette façon de racler la gorge en anglais, accompagnée d'autres inflexions bien spéciales n'est pas familière à nombre de francophones. Mais elle donne encore plus de punch aux couplets et suscite déjà une petite fascination sur les réseaux.
@buttforts i’m not being ironic either, scousers hmu #buttfort #fyp ♬ Phantom - EsDeeKid & Rico Ace
En réalité, cette prononciation n'est pas anodine. Même si l'on connaît bien peu de choses sur le rappeur masqué - qui évite les médias comme la peste -, l'on sait qu'il vient de Merseyside, la région de Liverpool, dans le Nord-Ouest de l'Angleterre. Celui-ci a ramené dans ses bagages musicaux tout son attirail linguistique, ainsi que son accent «Scouse», l'accent typique de Liverpool et de ses environs.
Celui-ci a pour particularité d'être très marqué par ce que Dazed surnomme des «fricatives Scouse». En substance, «le /k/ se prononce comme un [x], comme la consonne finale du mot allemand Bach», explique à watson Esther de Leeuw, professeure associée dans la section d'anglais de l'Université de Lausanne.
Quant à son origine, l'accent Scouse est le fruit d'un brassage historique, né de l'immigration massive du XIXe siècle, principalement irlandaise, mais aussi galloise et écossaise, comme nous l'explique Scott Lewis, chercheur senior dans le même pôle.
«La ville de Liverpool a connu une immigration irlandaise massive pendant et après la Grande Famine», détaille-t-il. Ainsi, les variantes irlandaises de l'anglais auraient eu l'impact le plus important sur cet accent, bien que les variantes galloises et écossaises aient aussi pu l'influencer.
Et Scott Lewis de développer:
Le scouse est bien plus répandu dans les classes ouvrières et populaires que dans les classes moyennes ou supérieures. L'on entend rarement ces fricatives dans le milieu bourgeois. Cependant, note encore Scott Lewis, il semblerait que le «Scouse» devienne de plus en plus marqué, «ce qui continue de renforcer ce type de sonorités».
Et qui sait, celui-ci pourrait bien s'étendre comme une poudre avec l'influence culturelle du rap underground.
Une scène britannique diverse qui explose
Comme l'explique The Guardian dans son article Comment EsDeeKid et le rap underground britannique ont explosé à l'échelle mondiale, l'accent Scouse est suffisamment rare pour être très remarqué dans le milieu du rap britannique, souvent dominé par les codes de la capitale, Londres.
A l'échelle mondiale, cette singularité a contribué à l'essor d'EsDeeKid, qui surfe plus largement sur la nouvelle vague du rap britannique, laquelle séduit toujours plus de fans outre-Atlantique. Cette émergence d'un nouveau genre, avec également des artistes comme Rico Ace, Fakemink, ou encore Jim Legxacy, fait de plus en plus concurrence aux indéboulonnables dinosaures américains.
Le rap US traverse en effet une période difficile, puisqu'en octobre, aucun morceau de rap ne figurait dans le Hot 100 américain, une première depuis 1990.
EsDeeKid est donc le reflet de la dernière évolution en date du genre, «après la transformation du grime en road rap au milieu des années 2000, et l'essor de la UK drill et de l'Afroswing au milieu des années 2010», comme le rappelle encore le Guardian. Il n'hésite pas à convoquer un son ultra-bruyant, des synthétiseurs saturés et des pogos à ses concerts. En s'appropriant ces standards, il s'inscrit pleinement dans la lignée de l'esthétique de la «rage britannique» («Uk Rage»).
Tout comme d'autres rappeurs d'outre-Manche, il reprend certains codes posés par la «Rage» de Playboi Carti, architecte du genre, mais y rajoute sa propre sauce, plus brute, et qui joue sans concession avec des accents locaux, tout en cultivant un look mystérieux. Le style? Opium Style, bien entendu. Soit des vêtements noirs, parfois en cuir, et des marques de luxe underground.
@ukconcerts_ LVsandals -@EsDeeKid @RicoAce♠️ #fyp #esdeekid #ricoace #rebel #manchester ♬ original sound - UKconcerts
A n'en pas douter, le «Scouse twang» n'en est encore qu'à ses débuts sur la scène mondiale, et on ne peut que s'en réjouir. Si EsDeeKid fascine autant, c’est parce qu’il brise l’hégémonie de Londres sur le scène musicale nationale. Aujourd'hui, avec sa «UK Rage» et son accent Scouse sans concession, le rappeur de Merseyside prouve que l'identité régionale est devenue une arme de destruction massive dans les charts. Ce son «brutal» qui racle la gorge n'est plus une barrière, mais une signature que les fans du monde entier s'arrachent.
Alors que le rap US semble s'essouffler, la relève vient peut-être de ces docks de Liverpool, là où l'histoire ouvrière et les synthétiseurs saturés ne font plus qu'un.
On vous résume tout ça en vidéo 👇
Vidéo par Jérémie Crausaz
