Sébastien Reichenbach, on aimerait que vous nous racontiez vos dernières fois en tant que coureur pro, et on va commencer par la dernière fois que vous avez gagné une course.
C'était il y a cinq ans, lors de l'épreuve en ligne des Championnats de Suisse. Le cyclisme est un sport qui demande énormément de travail mais dans lequel il n'est pas facile de s'imposer, ce qui est assez frustrant, surtout quand on passe très près de la victoire mais qu'on termine aux places d'honneur. Or un succès peut changer une carrière, et les contrats ne sont pas les mêmes si on termine devant ou à la 5e ou 6e place.
La dernière fois que vous n'avez rien compris à la consigne du directeur sportif dans l'oreillette?
C'est arrivé souvent! (il rit) Soit parce que j'étais trop concentré sur la course, soit parce qu'il y avait du bruit dans le peloton, mais je me disais toujours que si c'était important, la consigne allait forcément être répétée.
La dernière fois que vous avez eu peur en descente?
C'est arrivé souvent aussi! J'ai eu beaucoup de difficulté dans cet exercice, surtout après ma grave chute de 2017 (réd: fracture du coude lors des Trois Vallées Varésines). Mais la dernière fois que j'ai eu peur, c'était cette saison en Turquie. La pluie avait rendu la chaussée très glissante et nous avons dû emprunter une descente rapide, beaucoup de coureurs sont tombés. Dans ce genre de situation, on essaie de prendre le moins d'angle possible et on prie, en espérant que ça passe.
La dernière fois que vous auriez eu envie de descendre du vélo pour admirer le paysage.
Au mois de mai lors du Tour de Norvège. C'était super beau, j'aurais aimé prendre plus de temps pour observer les lacs et le paysage, au lieu d'avoir la tête dans le guidon!
La dernière fois que vous avez eu une discussion improbable avec un autre coureur dans le peloton?
C'était avec Peter Sagan, en 2020 je crois. J'avais encore mon maillot de champion suisse et il m'avait demandé pourquoi je n'avais pas de sponsor dessus, il trouvait ça super étrange. J'avais dû lui expliquer que chez Groupama, c'était la tradition: le champion national avait un maillot avec le drapeau de son pays, sans sponsor. C'était un privilège, car beaucoup d'autres équipes ne te respectent pas vraiment, elles mettent juste un petit drapeau entre les marques.
La dernière fois que quelqu'un vous a dit que «de toute façon, les coureurs cyclistes sont tous dopés»?
C'est assez fréquent. On ne me le dit pas directement, mais je le vois tous les jours sur les réseaux sociaux. Je suis trop habitué à lire ce genre de commentaires pour leur accorder la moindre importance. Et puis, le public n'imagine pas à quel point nous luttons contre le dopage et à quel point c'est contraignant pour nous: on est suivi 24h sur 24h, on doit contrôler n'importe quel médicament que l'on prend, on a même peur qu'une petite substance puisse se cacher dans un spray nasal et nous cause des problèmes. C'est très, très pénible.
La dernière fois que vous avez eu des doutes sur un coureur?
Ça arrive très fréquemment aussi. Dès qu'un cycliste se transforme physiquement en quelques mois, ou qu'un quasi inconnu se met soudain à performer, on se pose des questions et c'est normal. On se demande pourquoi lui y arrive, et pas nous.
La dernière fois que vous avez été fier d'enfiler un maillot?
C'était en 2019 avec le maillot de champion de Suisse, mais il y a aussi eu celui de l'équipe nationale aux JO de Rio en 2016. C'était un sentiment très spécial, je me suis rendu compte à ce moment que je courais pour mon pays, que je représentais ma nation, alors que le plus souvent, un cycliste court pour son équipe.
La dernière fois que vous avez refusé d'abandonner?
C'était en 2017 ou 2018 sur le Tour de Valence. J'avais chuté, le casque s'était brisé et je m'étais ouvert l'arcade. J'avais eu une énorme bosse mais j'avais été au bout des quatre étapes, car on était en début de saison et c'est une période où l'on est super motivé. On doit montrer ce qu'on vaut, faire ses preuves. Si c'était arrivé en août, je me serais tout de suite arrêté.
La dernière fois que vous avez admiré votre leader?
C'était en 2018 avec Thibaut Pinot. Nous avions fait la campagne italienne d'octobre ensemble, cinq courses en dix jours. On partageait la même chambre. D'ordinaire, Thibaut n'était pas d'une nature très sereine, mais là il était totalement relax, il avait confiance en ses jambes et en son niveau, j'avais été bluffé. Il avait d'ailleurs gagné Milan-Turin puis le Tour de Lombardie coup sur coup.
Que s'était-il passé pour qu'il soit soudain aussi fort?
Il y avait eu une histoire, un désaccord entre lui et Romain Bardet lors du Mondial en Autriche le mois précédent. Il était sorti de tout ça frustré, en se disant qu'on lui l'avait faite à l'envers. Il avait retrouvé la FDJ avec le couteau entre les dents, déterminé.
La dernière fois qu'un coureur du peloton vous a impressionné?
Tadej Pogacar est plus qu'impressionnant cette saison. Il pratique un autre cyclisme, il vient d'une autre planète. C'est simple: il donne l'impression de faire n'importe quoi tout en maîtrisant la course. Ça fait longtemps qu'on n'avait plus vu un tel niveau dans le vélo.
La dernière fois que vous avez eu mal aux fesses après une course ou un entraînement?
C'était début septembre, après une longue sortie de 7h. Mais c'est le genre de douleur très personnelle: des coureurs ont beaucoup de problèmes à cet endroit, d'autres n'en ont aucun. Moi ça ne me dérangeait pas trop, car je faisais très attention, je choisissais bien ma selle et mes cuissards, j'en prenais de très bonne qualité. Et puis, avec le temps et les courses, on se renforce à ce niveau, un peu comme un coureur à pied fait de la corne pour se protéger.
La dernière fois que vous vous êtes demandé ce que vous alliez faire après votre carrière de coureur pro?
Je me pose encore la question! (il rit) Plus sérieusement, je savais depuis un an que j'allais arrêter au terme de la saison 2024, donc j'ai eu le temps de me préparer un peu.
Quelle est la suite?
J'aimerais lancer ma boite de coaching privé dans le cyclisme, mais pas être entraineur, et je souhaiterais aussi suivre une formation en management dans le sport, pour pouvoir travailler au développement de l'activité physique dans une commune ou à l'Etat. De manière générale, j'aimerais bien rester dans le monde du sport pour pouvoir profiter de mon expérience de ces dernières années.