Turquie-Suisse: «Ils ont débarqué avec des battes et des barres de fer»
Le match Turquie-Suisse du 16 novembre 2005 à Istanbul a été dantesque pour les footballeurs de la Nati, agressés par leurs adversaires au coup de sifflet final. Il l'a aussi été pour les journalistes suisses sur place. «C'était hallucinant, j'ai plein d'anecdotes», nous avait dit Hervé Borsier (69 ans) il y a un an et demi, rencontré dans les tribunes du tournoi de tennis de Genève.
Alors on s'était promis d'appeler l'ancien légendaire journaliste sportif de la RTS Radio (ex-Radio suisse romande) quand on commémorerait les 20 ans de ce «match de la honte». Promesse tenue.
«La première chose que je vois à l'aéroport d'Istanbul, c'est une pancarte brandie par un badaud avec l'inscription: 5-0, bienvenue en Enfer!», rembobine Hervé Borsier. A peine sortie de l'avion, la délégation suisse – journalistes compris – est attendue de pied ferme dans la mégapole turque. Pour rappel: quatre jours plus tôt à Berne, la Nati s'est imposée 2-0 dans ce match aller du barrage. Les Turcs doivent donc renverser la vapeur pour aller au Mondial 2006.
Avec sa pancarte, ce badaud compte bien rappeler de vilains souvenirs aux Helvètes, en même temps qu'il tente de les intimider: 5-0, c'est la claque qu'avait prise Neuchâtel Xamax à Istanbul 17 ans plus tôt, en Ligue des champions. Un match resté dans les annales, pour de mauvaises raisons.
Vainqueurs 3-0 à l'aller, les Neuchâtelois s'étaient écroulés en Turquie, dans des conditions scandaleuses (jets de projectiles sur le bus et à l'échauffement, empêchement de dormir la nuit avant le match). Comme les Xamaxiens, la Nati et ses accompagnants vont effectivement vivre l'«Enfer» promis par ce fan...
Midnight Express et les cailloux qui volent
Hervé Borsier le découvre seulement quelques mètres après cette pancarte, toujours dans le hall d'arrivée de l'aéroport.
Cette menace fait jaillir des angoisses chez le journaliste de la Radio suisse romande. «Tout à coup, je me suis vu vivre l'horreur de Midnight Express, ce film mythique qui raconte l'enfer vécu par un touriste américain dans une prison stambouliote dans les années 1970».
Hervé Borsier ne connaîtra heureusement pas pareil cauchemar, mais il aura encore quelques grosses frayeurs. D'abord sur la route entre l'hôtel et le stade, le jour du match.
Mais tous les journalistes suisses arrivent sains et saufs au stade Sükrü Saracoglu, quelques heures avant le coup d'envoi. En rejoignant leurs places en tribune de presse, ils sont aussi escortés par la police. Un moment marque Hervé Borsier:
Autrement dit: n'importe qui, sans billet, aurait pu s'introduire dans ce secteur du stade. Qui plus est avec des objets potentiellement dangereux...
Dans l'arène, juste avant et pendant le match, Hervé Borsier se souvient d'une ambiance des plus chaudes. «Une ferveur incroyable, avec un puissant bruit de fond en continu». L'ex-voix de la RTS se remémore évidemment l'hymne suisse, complètement couvert par les sifflets de tout le public.
«Un parcours du combattant»
La rencontre débute. Le scénario est fou, avec la Nati qui ouvre le score dès la 2e minute, avant d'être menée 3-1 puis 4-2. Pendant le match, aucun n'incident n'est à relevé pour les journalistes suisses. L'adrénaline monte seulement – heureusement – derrière le micro. «Avec mes co-commentateurs Joël Robert et Patrick Délétroz, on était franc fous!», s'enflamme Hervé Borsier. «Avec l'excitation, on parlait tous les trois en même temps dans le micro».
Arrive le coup de sifflet final et salvateur: la Suisse se qualifie pour la Coupe du monde (grâce aux buts à l'extérieur), au bout du suspense et de la souffrance. Mais les trois journalistes radio de la RTS n'ont pas le temps de pousser un ouf de soulagement.
Autant dire que ces fans, frustrés par l'élimination de leur équipe, ne viennent pas pour faire ami-ami avec les employés de la Radio suisse romande. Les trois journalistes et leur technicien parviennent à s'échapper. Mais Hervé Borsier n'a pas terminé son travail: il doit descendre depuis les tribunes sur la pelouse, pour faire des interviews avec les joueurs de la Nati. Plus précisément: dans ce même tunnel des vestiaires où les Suisses viennent de se faire agresser physiquement par les joueurs et le staff de la Turquie, et même par des membres de la sécurité...
«A ce moment-là, je ne savais pas ce qu'il s'était passé dans ce tunnel. On avait juste vu, du haut de la tribune, qu'il y avait un attroupement. Rien de plus», se remémore Hervé Borsier. Avant de rejoindre ce fameux tunnel, il doit descendre toute la tribune et traverser le terrain dans toute sa largeur. «C'était un parcours du combattant!», s'exalte le journaliste.
Aux abords des vestiaires, l'homme de radio doit attendre... deux heures avant que des joueurs suisses, reclus pour se mettre à l'abri, sortent enfin de leur vestiaire et viennent aux interviews. Entre-temps, par téléphone et SMS, il apprend ce qu'il s'est passé dans ce fameux tunnel.
Travail acharné et consolation
Hervé Borsier et ses collègues quittent le stade sous escorte policière. Depuis ce moment et jusqu'à leur départ de Turquie en avion le lendemain, il n'y aura plus aucun incident. «A l'hôtel, on a travaillé quasiment toute la nuit, à monter les interviews qu'on venait de faire. De toute manière, après de tels événements, on dort très mal...» Consolation: le petit-déjeuner le lendemain à l'hôtel. «Peut-être le meilleur de ma vie!»
Malgré ce séjour des plus mouvementés, Hervé Borsier ne garde aucun ressentiment contre la Turquie et les Turcs.
Reste cette question: Hervé Borsier a-t-il eu peur pour sa vie ce fameux 16 novembre 2005. «Non, même si je n'avais jamais vécu quelque chose comme ça. Par contre, je m'étais dit que je ne faisais pas ce travail pour vivre ça. Il n'y a aucun plaisir dans de telles conditions».
Hervé Borsier – qui fêtera ses 70 ans le mois prochain – n'a pas été dégoûté du sport et de son job: il a pris sa retraite quinze ans plus tard, après une longue et belle carrière de 30 années comme journaliste sportif (dont près de 20 à la RTS). De quoi avoir encore pleins de souvenirs et anecdotes croustillantes à raconter!
