Stéphane Barbier, Netflix vient de sortir un film («Le cercle des neiges») sur le crash aérien qui a coûté la vie à des rugbymen obligés de manger de la chair humaine pour survivre. Cette histoire, ça fait longtemps que vous la connaissez.
Oui. Tout a commencé par hasard en 1994. J'étais au chômage, je m'embêtais un peu. Je suis allé dans une librairie de Neuchâtel, où je suis tombé sur un livre relatant le crash aérien («Les Survivants» de Piers Paul Read). J'ai lu le résumé, et ça m'a donné envie de connaître la suite. J'ai ouvert le livre le soir même et je ne l'ai plus lâché.
Et après?
Le hasard faisant parfois bien les choses, les cinémas projetaient à la même période le film «Les survivants» (de Frank Marshall), qui était l'adaptation du livre. Je suis aussitôt allé le voir. Puis les années ont passé jusqu'en 2006, quand l'un des survivants, Fernando Parrado, a écrit son histoire dans un livre intitulé «Miracle dans les Andes». Je l'ai évidemment lu d'une traite une première fois, puis une seconde en 2013. L'ouvrage comportait un schéma du lieu de l'accident. J'ai essayé de retrouver l'endroit exact où les rugbymen se sont écrasés grâce à Google maps.
Etait-ce difficile de trouver cet endroit sur Internet?
Pas tant que ça. J'ai suivi la frontière argentino-chilienne jusqu'à ce que je retrouve la même configuration de terrain que celle présentée dans le livre. Un détail a alors retenu mon attention: j'ai aperçu un chemin, un sentier qui progressait en zig-zag vers l'endroit du crash. Je me suis dit: s'il y a un chemin, c'est qu'il est possible de se rendre sur place.
Quand prenez-vous la décision de partir?
En effectuant des recherches sur le Net, je suis tombé sur un groupe Facebook réunissant des passionnés de cette histoire. J'ai posé une simple question en espagnol:
Une personne m'a répondu en français: «Viens et on y va ensemble». Il s'agissait du navigateur (réd: personne qui aide le pilote dans l'exécution de diverses tâches et qui est notamment responsable de la navigation) qui devait se trouver dans l'avion des rugbymen uruguayens, mais qui, une semaine avant le voyage, a été affrété sur un autre vol. L'opportunité était trop belle et j'ai accepté sa proposition, en sachant que le but de mon voyage n'était pas d'obtenir de réponses sur l'accident, mais de me rendre compte de l'endroit où il s'était passé.
Donc si vous aviez lu un livre sur Napoléon, vous seriez parti sur l'île de Sainte-Hélène, où l'empereur déchu a été fait prisonnier?
Pas du tout! (il rit) Je n'ai aucun intérêt pour Napoléon. Mais pour la catastrophe des Andes, si. D'abord parce que j'ai toujours été passionné par l'aviation, ensuite parce que ce drame raconte la survie en milieu hostile, et ce à quoi l'humain est prêt pour sauver sa peau.
Donc vous arrivez sur place en février 2015. Que se passe-t-il?
J'ai été reçu comme prévu par le navigateur, puis nous sommes partis en petit groupe avec un guide. Nous avons fait deux jours de cheval pour atteindre le lieu du crash, à 3600m d'altitude. Nous y sommes restés quatre jours, le temps d'explorer la zone et le glacier en amont. Nous avons campé sur place.
Qu'est-ce qui vous a le plus surpris à votre arrivée?
La beauté du site. C'est juste magnifique. Et en même temps, c'est très hostile. Il n'y a pas de plantes, pas d'animaux. Rien.
Très vite, vous découvrez des débris de l'avion.
Oui. Une aile, un train d'atterrissage, un moteur. A ce moment-là, j'avais l'impression d'être catapulté dans l'histoire. Mais je l'ai été davantage encore lorsque j'ai aperçu des restes humains. Un pied, un doigt. Nous les avons pris, puis les avons enterrés près de la tombe qui a été érigée sur place.
Qu'est-ce que cela vous a fait de voir tout ça?
Ca m'a refroidi un peu, c'est clair. Mais le fait d'être sur place m'a aussi permis de comprendre dans quelle situation les rescapés ont survécu, et pourquoi ils en sont arrivés à ce stade-là.
«Ce stade-là», c'est une façon pudique de parler de l'anthropophagie?
Oui. Ce que les gens ont surtout retenu de l'histoire, c'est que les survivants ont dû se nourrir de la chair humaine de leurs compagnons décédés.
L'une des grandes questions de ce drame est d'ailleurs...
(il coupe) Qu'aurait-on fait à leur place?
Exactement. Et qu'auriez-vous fait?
Cette question, je me la suis véritablement posée en arrivant dans les Andes. Et vu la situation, vu l'endroit où ils étaient, je peux le dire sans détour: j'aurais fait pareil. Ils n'avaient rien d'autre à manger, à part des cailloux et de la neige, et il en allait de leur survie.
Une question qui revient souvent, aussi, est de savoir si c'est un miracle ou une tragédie, selon de quel côté on se place, celui des survivants ou des disparus.
Tout à fait. D'ailleurs, le nom du musée de la catastrophe à Montevideo, que j'ai eu la chance de visiter, mentionne «le miracle et la tragédie de la cordillère des Andes».
Quel est votre avis sur la question?
Pour moi, c'est une tragédie au sein de laquelle il y a eu une succession de miracles: survivre au crash en a été un, rester en vie en a été un autre, et trouver des secours un de plus.
Ce dernier miracle, vous avez pu le mesurer sur place.
Oui. Pour le comprendre, il faut savoir que nous sommes arrivés sur les lieux du crash par l'est, en empruntant le chemin le plus facile. Mais si les deux rugbymen partis chercher du secours avaient opté pour cette solution, ils n'auraient jamais survécu et tout le groupe aurait péri. Car à l'est, il y a une rivière qu'il faut traverser une dizaine de fois. Les Uruguayens n'auraient jamais pu atteindre le village le plus proche, situé à près de 70 km.
Ils sont donc partis du bon côté sans le savoir.
Pas tout à fait sans le savoir, car s'ils ont choisi de se diriger vers l'ouest, c'est parce que le co-pilote leur avait dit qu'ils avaient dépassé la ville de Curicó. Dans l'imaginaire de Fernando Parrado, le Chili était donc à l'ouest. Et c'est en pensant arriver dans les plaines vertes du Chili qu'il a fait son choix.
Beaucoup de choses ont été dites ou écrites sur ce drame. Y a-t-il un aspect de la catastrophe qui n'a pas encore été développé selon vous?
(il réfléchit) Non, je ne crois pas. Je le vois d'ailleurs au groupe Facebook réunissant les passionnés par cette affaire: ce sont constamment les mêmes questions qui reviennent et, forcément, les mêmes réponses. On a fait le tour de l'histoire.