Après que Carlos Alcaraz ait détruit Daniil Medvedev, invaincu depuis des mois, en finale d'Indian Wells (6-3 6-2), les commentateurs américains essayaient de comprendre comment un garçon de cet âge, réputé mature et intelligent, pouvait assumer une prise de risque aussi insensée. «Parce que j'ai une confiance absolue dans mes coups», leur a répondu l'Espagnol, 19 ans, avec un naturel confondant. «Si je rate, je m'en fiche.»
Ce lundi, Alcaraz retrouve le sommet du classement ATP et tout indique qu'il ne souffrira pas de vertige. «Au niveau du tennis, je ne pense pas avoir énormément progressé depuis l'an dernier, a-t-il encore expliqué. Là où j'ai évolué, c'est dans ma capacité à gérer la pression. A rester détendu. C'est un élément essentiel à mes yeux: j'ai un très bon niveau parce que je n'ai pas l'impression de ressentir la pression.»
Il y a peut-être un peu de frime à exhiber ainsi ses intrépidités de jeune premier, mais le constat est indéniable: à talents plus ou moins égaux (quoique différentes), avec un jeu tout aussi exigeant et difficile à mettre en place, Carlos Alcaraz est beaucoup plus serein que Roger Federer au même âge.
En septembre de l'année dernière, son coach prétendait que le prodige était seulement «à 60% de son potentiel». Il le disait en passant, non pour briller en société ou pour justifier son salaire, car Juan Carlos Ferrero n'est pas ce genre de maquignon: quand il était joueur, on l’appelait «Mosquito» et personne ne l’a jamais vu exulter après une victoire, pas même après son sacre à Roland-Garros, au motif que sa mère «n’aimait pas les sportifs exubérants». Dans sa bouche, chaque mot est pesé.
Ferrero exprime une vérité indémontrable et néanmoins palpable: «La différence avec d’autres joueurs de haut niveau qui ont mis plus de temps à y arriver, c’est qu’il a réussi à s’affranchir de son environnement. Tennistiquement, Carlos n'a pas de limites. Mais il est encore loin de tout savoir.»
C'est bien le «pire»: l'ado tout juste boutonneux qui, à 19 ans et 4 mois, est devenu en septembre dernier le plus jeune no 1 mondial de l’histoire, dispose d'une marge de progression énorme. En d'autres termes: il devient le meilleur du monde sans avoir encore donné le meilleur de lui-même.
Parmi les pistes de progression plus ou moins évidentes, John McEnroe cite la deuxième balle de service et Jim Courier la maîtrise des rythmes. Mais ce ne sont là que des détails techniques. Fondamentalement, le travail de Juan Carlos Ferrero consiste moins à corriger des défauts qu'à coordonner des qualités. En clair, à convertir une virtuosité en résultats, à faire cohabiter des possibilités infinies dans un ensemble cohérent et stable. Ce n'est pas le plus facile... Mais sa trajectoire au classement ATP semble indiquer qu'Alcaraz a trouvé un style, à tout le moins une forme de mode opératoire. Il est au beau milieu d'un processus.
Dans L'Equipe, l'agent du prodige, Albert Molina, rappelle qu'à 11-12 ans, «Carlos ne sortait pas du lot. Il n'a pas battu les meilleurs, il n'a pas gagné les Petits As. Tout ce talent nécessitait de la patience, afin que Carlos découvre la meilleure façon de l'utiliser». Il est moins question de progression que de mise en place - les tennis(wo)men parlent volontiers de puzzle.
Comme Roger Federer au même âge, Alcaraz était encombré de talents multiples qu'il ne savait pas toujours convoquer en temps et en heure - les gens normaux parlent volontiers d'embarras du choix. «Disons que j'avais beaucoup d'options dans mon jeu et que, parfois, je séchais dans mes prises de décisions», a reconnu l'Espagnol.
Roger Federer nous avouait exactement le même embarras en 2003, lors de notre premier entretien individuel avec lui. Le Bâlois avait presque 23 ans et venait de remporter son premier tournoi du Grand Chelem.
Le Maître avait aussi des coquetteries d'esthète, comme ce fragile revers à une main qu'il opposait effrontément aux fiers-à-bras de son âge, mais qui l'exposait à un harcèlement brutal et cynique (dont certains le faisaient plier). La démarche d'Alcaraz est peut-être moins dogmatique, mais elle vise le même but: l'acquisition de compétences. «Jeune, Carlos était créatif. Il utilisait le slice, tentait les enchaînements service-volée, cherchait des angles», témoigne encore son agent.
Le talent est un lourd héritage. Ceux qui choisissent de l'exprimer sont souvent désignés (parfois avec rancune) comme des enfants prodiges. Ils sont soumis à l'exigence d'en être digne et à la difficulté d'en faire bon usage. A 25 ans, Federer avouait être passé par des sentiments confus. «Je prenais mes adversaires en pitié parce que (...) j’avais reçu un don à la naissance.» Ou encore: «Quand je voyais arriver un type avec une technique un peu laide, j’étais convaincu de l’écraser. Je ne pensais pas une seconde que son style pouvait être efficace.» Soudain, la délivrance. La même progression linéaire qu'Alcaraz: «Quand j’ai commencé à gagner, mon jeu est devenu comme un puzzle. Tout s’est imbriqué de façon assez naturelle.»
C'est bien le plus impressionnant chez le jeune espagnol: sa progression rapide et sûre. Extrêmement mature. Sous la tutelle du très sobre Juan Carlos Ferrero, le jeune homme semble éviter tous les tourments liés à sa condition de surdoué cabochard. Quand Federer a attendu 22 ans pour enfin répondre aux attentes, Alcaraz en a mis quatre de moins à les dépasser. L'Espagnol est en avance sur les temps de passage du Maître. Il est en train de créer un monstre, lui aussi.
John McEnroe ose une autre comparaison intéressante avec Marat Safin, dans un registre athlétique relativement proche et avec des aptitudes équivalentes. Au même âge, et plus encore avec les années, le Russe s'est laissé consumé par une insatisfaction viscérale que Mats Wilander appelait, lui, «le complexe des surdoués». En résumé: la frustration de ne pas être à la hauteur de son don.
La manière dont Safin prétendait disposer de son talent à l'envi, au gré de ses inspirations géniales, tenait quasiment de la démence: «Je veux réussir à frapper chaque balle comme le meilleur de mes coups», affirmait le Russe. Esclave de ses propres exigences, Safin se savait condamné à la frustration à perpétuité. Il a préféré la fuite (dans les boîtes de nuit, sous les jupes des filles, etc).
«Ceux qui, comme Lleyton Hewitt, n'avaient pas réellement de grand coup, ont percé plus vite que Federer et Safin pour la simple raison qu'ils n'avaient pas mille équations à résoudre. Juste une seule: tenir plus longtemps que l'adversaire», décryptait Mats Wilander en 2015.
«Tout le monde répétait que j'avais du talent. Sur un court, je n'étais jamais content. Je ne pouvais rien me pardonner. Dès que je jouais mal, je cédais à une grosse frustration», lui répondait Roger Federer.
Pour avoir défié le Maître (3 victoires, 10 défaites), contrarié son règne, Ferrero mesure l'avance prise par Alcaraz. Plus encore le potentiel inexploité de son protégé qui, avec une progression sereine et opiniâtre, pourrait dominer le tennis masculin comme personne avant lui. Il l'a répété en février dernier, au sortir d'une première «longue» blessure: «Ce que Carlos veut, ce n'est pas redevenir No 1 mondial, mais rester en bonne santé. Le reste suivra.» Il en devient même difficile à suivre.
Adaptation d'un article paru le 12 septembre 2022 sur watson