C’est avec une voix empreinte d'émotions que le président de la Confédération, Eduard von Steiger, s'adressa au peuple suisse dans un message radiodiffusé le 8 mai 1945. La veille, la Wehrmacht allemande avait signé la capitulation sans conditions.
Il y a 80 ans jour pour jour, la Seconde Guerre mondiale prenait fin en Europe et le nazisme entrait dans l'histoire. Cinquante millions de personnes avaient perdu la vie dans ce conflit, jusqu'à sa fin définitive avec la capitulation du Japon en septembre 1945. Six millions de Juifs avaient été assassinés durant la Shoah. Des villes entières étaient réduites en ruines.
La Suisse, entièrement encerclée par les puissances de l'Axe après la défaite de la France en juin 1940, avait traversé les années de guerre sans trop de heurts. Hormis quelques bombes larguées par erreur par les Alliés sur son territoire, elle n'avait subi aucun dommage majeur.
Le président de la Confédération, von Steiger, évoqua à la radio le «bonheur immérité d'avoir été épargnés par la guerre». Il déclara que la Suisse souhaitait désormais être un exemple, montrant que «même un petit pays peut aider et faire preuve de générosité».
«La population suisse a réagi avec euphorie à l'annonce de la fin de la guerre», explique le professeur Sacha Zala de l'Université de Berne. La fin du conflit soulagea la population d'un immense fardeau psychologique. Des scènes de liesse spontanées ont éclaté, les gens ont déserté leur travail, les cours ont été suspendus.
Même si la guerre n'a pas atteint le territoire suisse, sa population a vécu dans un état d'urgence depuis le début du conflit en 1939, souligne Sacha Zala, directeur du centre de recherche Dodis sur l'histoire des relations extérieures de la Suisse:
Durant les années de guerre, le Conseil fédéral a largement gouverné seul, fort de pouvoirs étendus. Une fois la paix revenue, il s'est montré peu enclin à y renoncer de lui-même. Ce n'est qu’en 1949, sous la pression d'une initiative populaire acceptée contre la volonté du gouvernement et du Parlement, que le régime des pleins pouvoirs a pris fin.
Ce n'est pas la seule raison pour laquelle l'Etat d'urgence a perduré au-delà de la fin de la guerre. La fin de la mobilisation de l'armée n'a eu lieu que le 19 août 1945, marquée par un grand défilé à Berne. Quant au rationnement des denrées alimentaires, il n'a été levé qu’en 1948.
Avec la fin de la guerre, le Conseil fédéral a dû faire face à une série de questions pratiques, telles que la gestion des fonctionnaires consulaires du Grand Reich allemand, qui résidaient en Suisse. On leur a ordonné de quitter le pays dans les trois jours, mais des concessions ont été faites «en ce qui concerne l'utilisation des cartes de rationnement en leur possession» (procès-verbal du Conseil fédéral du 8 mai 1945).
La Suisse s'est montrée solidaire en accueillant et en facilitant le transit des prisonniers de guerre, des déportés et des détenus des camps de concentration – bien que sous certaines conditions. Par exemple, l'armée française exigeait que les personnes concernées soient désinfectées avant de traverser le pays.
L'intérêt moral justifiait l'accueil des enfants du camp de concentration de Buchenwald, a noté un haut fonctionnaire à la fin mai 1945, «même si cela comportait le risque que, dans six mois ou un an, nous rencontrions des difficultés pour nous séparer de certains d'entre eux».
Avec la fin de la guerre en Europe, les contours d'un nouvel ordre mondial commençaient à se dessiner. La Suisse se trouvait dans une situation délicate.
En particulier, les relations avec les deux principales puissances victorieuses, les Etats-Unis et l'Union soviétique, étaient tendues.
Dans une évaluation détaillée de la situation, le ministre des Affaires étrangères, Max Petitpierre, esquissa le 23 mai les difficultés auxquelles la Suisse neutre serait confrontée dans le nouvel ordre mondial. Il souligna les «divergences fondamentales» entre les objectifs de guerre des Alliés occidentaux et ceux de l'Union soviétique, qui déboucheraient peu après sur la guerre froide. Si la Suisse voulait renforcer sa position internationale, elle ne devait «négliger aucun moyen pour justifier sa politique de neutralité», affirma Max Petitpierre.
Cependant, cela s'avéra être une tâche difficile. Les Américains étaient furieux de l'ampleur des relations économiques avec le régime nazi. En janvier 1945, le président américain Roosevelt avait exigé dans une lettre adressée au président de la Confédération von Steiger l'arrêt immédiat de la coopération économique avec le Reich.
Après la fin de la guerre, les Etats-Unis exigèrent que la Suisse libère les avoirs allemands déposés dans les banques suisses au profit des Alliés, comme compensation pour les coûts de guerre. La place financière suisse résista de toutes ses forces et la Confédération entra dans les négociations en affirmant que sa souveraineté et ses convictions juridiques étaient «non négociables». Cela s'avéra être une illusion. En mars 1946, la Suisse s'engagea, par l'accord de Washington, à verser 250 millions de francs aux Alliés.
Avec l'Union soviétique, la Suisse n'entretenait aucune relation officielle depuis sa création. En 1934, la Suisse fut l'un des trois seuls Etats à s'opposer à l'admission de l'Union soviétique dans la Société des Nations. Le ministre des Affaires étrangères de l'époque, Giuseppe Motta, prononça un discours virulent contre le communisme. Le professeur Sacha Zala qualifie cela de «folie en matière de politique étrangère, qui a durablement irrité Staline».
Avant la fin de la guerre, le gouvernement suisse avait déjà compris qu'une normalisation rapide des relations avec l'Union soviétique était nécessaire. Il manifesta sa bonne volonté par diverses démarches. Le tournant se produisit finalement au printemps 1946, avec des excuses diplomatiquement formulées à l'adresse de l'Union soviétique. Peu après, Berne et Moscou échangèrent leurs ambassadeurs.
«En moins d'un an après la fin de la guerre, le gouvernement suisse et la diplomatie helvétique avaient réussi à écarter de manière pragmatique les principaux problèmes avec les Etats-Unis et l'Union soviétique», résume l'historien Sacha Zala.
Le conflit naissant entre les deux superpuissances a rapidement redonné un sens à la neutralité, qui avait joué un rôle identitaire pendant la Seconde Guerre mondiale. La neutralité armée de la Suisse et l'état de guerre intellectuelle se sont poursuivis sans transition pendant la guerre froide, explique Sacha Zala:
Traduit et adapté par Noëline Flippe