La Cour européenne des droits humains (CEDH) de Strasbourg a donné raison aux Aînées pour le climat: la Suisse en fait trop peu pour l'environnement. Mais où se situe réellement la Suisse en matière d'émission de gaz à effet de serre? Réponse avec Reto Knutti, chercheur en climatologie à l'EPFZ.
Pour le scientifique, la Suisse n'a pas suffisamment agi par le passé. Ses objectifs, consignés dans la loi sur la protection du climat, sont pourtant clairs: réduction de moitié des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030 et disparition complète de celles-ci en 2050. C'est ce qu'on appelle aussi la «neutralité climatique»: on ne rejette pas davantage de CO2 qu'on est capables d'en capter.
Dans l'industrie lourde et l'agriculture, cela n'est pas possible, car les vaches, par exemple, continueront d'émettre du méthane. Ces émissions doivent alors être compensées par exemple en reboisant des forêts ou en captant le CO2 dans l'air.
Les objectifs suisses sont conformes à l'Accord de Paris, signé en 2015. Reto Knutti doute toutefois qu'ils soient atteints.
En Suisse, les ménages contribuent à hauteur de 15% aux émissions. Ce chiffre provient du dernier rapport sur le climat de l'Office fédéral de l'environnement. Les ménages affichent à cet égard une tendance à la baisse depuis 1990. Ils produisaient alors encore douze millions de tonnes de gaz à effet de serre, contre environ 6,4 millions de tonnes en 2022. Une réduction de moitié d'ici 2030 semble donc réaliste dans ce secteur.
Les émissions des ménages proviennent le plus souvent du chauffage et de la production d'eau chaude et elles se mesurent principalement sous forme de dioxyde de carbone (CO2) . Selon l'Office fédéral de l'environnement (OFEV), elles ont nettement diminué grâce à une meilleure isolation thermique, à la rénovation des vieilles maisons et aux pompes à chaleur qui remplacent les systèmes au mazout et au gaz.
«Des solutions techniques existent et les instruments de promotion tels que les programmes pour les bâtiments et le standard Minergie sont efficaces», estime Reto Knutti, qui pense qu'il faudrait toutefois rénover deux à trois fois plus de maisons par an.
Or, il y a une pénurie de main-d'oeuvre qualifiée. De plus, les personnes âgées n'ont souvent pas les moyens pour une rénovation. Elles ne reçoivent pas non plus d'incitations étant donné qu'elles ne vivront plus pour longtemps dans leur maison.
Les transports, eux, génèrent 33% des émissions de gaz à effet de serre, dont la majeure partie provient du transport de personnes. Après avoir augmenté dans les années 1990, les émissions de cette catégorie se sont stabilisées en 2000. Elles ont même connu un léger recul par la suite. Et pendant la pandémie, elles ont nettement diminué et sont restées au niveau d'environ 13,7 millions de tonnes de CO2 en 2021 et 2022. Dans l'ensemble, les émissions liées aux transports n'ont baissé que de 8% par rapport à 1990, ce qui n'augure pas vraiment une réduction de moitié d'ici 2030.
En ce qui concerne le trafic routier, les gains d'efficience des voitures ont largement été compensés, d'une part parce qu'elles ont désormais bien souvent des moteurs plus puissants. Et d'autre part parce qu'il y a davantage de voitures sur la route et donc plus de kilomètres parcourus.
Au chapitre des avions, seuls les vols internes figurent dans le bilan de l'OFEV et ils génèrent peu d'émissions par rapport au reste du trafic aérien. Mais les enjeux climatiques ne connaissant pas de frontière, il faudrait prendre tous les vols en considération. Toutefois, comme pour la navigation, l'aviation ne fait pas partie des statistiques officielles de l'ONU.
«En incluant les traînées de condensation, l'aviation occupe une place presque aussi importante que le trafic routier. La seule solution est de moins prendre l'avion et, à long terme, de respecter les quotas de mélange proposés», recommande le spécialiste. Cela signifie qu'à partir de 2025, toutes les compagnies devront utiliser au moins en partie des carburants neutres en CO2. Cette part augmentera au fil des années pour atteindre 100%, et donc un combustible complètement neutre.
Avec près de dix millions de tonnes de CO2, le secteur industriel contribue à environ 23% des gaz à effet de serre. Ils proviennent en grande partie de la production de ciment. Depuis 1990, les émissions de l'industrie ont diminué de 27,9%.
Or, pour des raisons de coûts justement, on produit toujours plus à l'étranger: machines, papier, vêtements, électronique et autres. En conséquence, la part d'émissions «importées» par des biens produits hors de nos frontières augmente. La Suisse vit de plus en plus du commerce, de l'innovation, des services et de la place financière, autant d'activités à faible émission.
L'agriculture est responsable de 15,5% de tous les gaz à effet de serre en Suisse. Il ne s'agit pas de CO2, mais de méthane et de protoxyde d'azote, ou gaz hilarant (N2O).
«Le plus grand levier reste la baisse des produits d'origine animale pour l'alimentation, mais c'est un sujet difficile», reconnaît Reto Knutti. Et pour cause:
La Suisse rétablit l'équilibre en achetant des certificats climatiques à l'étranger. Mais le climat se fiche des compensations de ce genre, estime Reto Knutti. Malheureusement, de nombreux projets ne tiennent pas leurs promesses. Et souvent, on finance des projets qui auraient vu le jour même sans aide.
Mais d'ici 2050, la planète dans son ensemble devra avoir cessé d'émettre des gaz à effet de serre si elle veut respecter l'Accord de Paris. Dans ce monde-là, il n'y aura alors plus lieu de miser sur des projets environnementaux à l'étranger pour réduire ses propres émissions.
Le Parlement ne s'est pas fixé d'objectif, on ignore donc l'ampleur des économies à réaliser en Suisse. C'est ce calcul que demandait la loi sur le CO2 refusée en votation. Le texte accepté dans les urnes stipule seulement que les émissions doivent être réalisées autant que possible en Suisse. Pour Knutti, c'est une erreur.
Dans l'ensemble, le dernier rapport de l'OFEV montre qu'en 2022, les émissions étaient inférieures de 24% à celles de 1990, passant de 41,7 à 31,1 millions de tonnes d'équivalent CO2. On a raté de peu l'objectif national pour 2020. Mais il ne concerne que la consommation en Suisse et exclut les produits importés fabriqués à l'étranger. «L'empreinte totale basée sur la consommation est en fait plus de deux fois supérieure à celle du pays», nuance Reto Knutti. En 2021, 67% de ces émissions provenaient de la production de biens importés.
Selon le Global Carbon Project, avec 12,4 tonnes par personne en 2021, l'empreinte de gaz à effet de serre des Helvètes est nettement supérieure à la moyenne mondiale de 4,8 tonnes.
Mais les mentalités évoluent. Reste à savoir si cela suffit. Reto Knutti l'espère. De plus en plus d'alternatives abordables ont vu le jour. Les entreprises se fixent des buts et s'engagent pour un cadre politique clair.
Et en période de hausse du pouvoir d'achat, d'économie sous pression à cause du frein à l'endettement, de hausse des taux d'intérêt, de droits de douane punitifs et de guerre, les tendances nationalistes et conservatrices prennent de l'ampleur. Le porte-monnaie passe alors bien avant l'environnement.
Sous la Coupole, la critique de la décision de la CEDH n'a rien à voir avec le principe de protection du climat. Ce qui déplaît à certains partis, c'est l'ingérence des juges étrangers dans les affaires nationales. Selon certains élus, la décision de la haute cour a été instrumentalisée pour influencer les négociations avec l'UE. Le Parlement serait plus inspiré de définir les contours d'une politique climatique ambitieuse et équitable.
(Adaptation française: Valentine Zenker)