Le week-end dernier, Karin Keller-Sutter a déclenché une vive polémique. En marge de la Conférence sur la sécurité de Munich, la présidente de la Confédération a qualifié le discours du vice-président américain JD Vance de «très libéral» et, «en un certain sens, très suisse», dans une interview avec Le Temps.
Il faut beaucoup de bonne volonté pour voir dans les propos de JD Vance une défense de la liberté d’expression. La plupart des personnes présentes à Munich y ont plutôt perçu une déclaration de guerre à l’Europe. Pour le vice-président américain, la prétendue restriction de la liberté d’expression représente une menace plus grave que la Russie et la Chine.
Seule Karin Keller-Sutter a semblé entendre, selon ses propres mots, un «plaidoyer pour la démocratie directe.» En Suisse, les critiques n’ont pas tardé. L’ancien conseiller fédéral Pascal Couchepin a rappelé dans le Sonntagsblick que «le libéralisme ne se limite pas à une doctrine économique.» Une remarque qui touche un point sensible.
Petite économie exportatrice, la Suisse a tiré d'immenses bénéfices de l’ordre mondial fondé sur des règles, instauré après la Seconde Guerre mondiale avec des institutions comme l’ONU, l’UE ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais cette ère semble toucher à sa fin, laissant place à un monde où règne la loi du plus fort.
Personne ne contribue autant à ce bouleversement que l’administration Trump, dont JD Vance était le représentant à Munich. Washington se retire des organisations internationales, dénonce des traités et brandit la menace des sanctions douanières. La résistance n'est pas tolérée. Le vice-président américain l'a dit lui-même: la justice ne doit pas s'immiscer dans le travail du gouvernement.
Un comportement qui n’a rien de libéral, selon Pascal Couchepin. Une situation délicate pour la Suisse, qui tente de faire des affaires avec tous ses partenaires sous couvert de neutralité.
Les Etats-Unis sont le deuxième marché d’exportation de la Suisse, après l’UE. Leur importance n’a cessé de croître, notamment grâce aux exportations de produits médicaux. Mais cet excédent commercial agace Donald Trump et pourrait entraîner l’imposition de taxes douanières.
Pour éviter cela, Berne rêve d’un accord de libre-échange, malgré la doctrine protectionniste «America First» de Donald Trump. En parallèle, Washington a récemment retiré la Suisse de la liste des pays de confiance pour l’accès aux semi-conducteurs avancés. Une décision qui inquiète certaines institutions, comme les Ecole polytechnique fédérales: ces composants sont en effet essentiels pour le développement de l’intelligence artificielle. Le ministre de l'Economie Guy Parmelin tente donc d'inverser la décision américaine. Mais il se pourrait que la Suisse soit devenue un pion dans la rivalité entre Washington et Pékin.
La Suisse est fière de ses bonnes relations bilatérales avec Pékin. Il y a 75 ans, elle a été l'un des premiers pays à reconnaître la République populaire, ce que Pékin a apprécié. Ces relations sont renforcées par un accord de libre-échange en vigueur depuis plus de dix ans. L’an dernier, des discussions ont été entamées pour son optimisation.
Cette proximité avec la Chine pourrait expliquer la méfiance américaine. Dans un contexte de tensions croissantes entre Pékin et l’Occident, la Suisse reste prudente et évite toute critique sur les droits humains en Chine. Un rapport récent sur l’espionnage et le harcèlement des communautés tibétaine et ouïghour, en terres helvétiques, par des représentants chinois, a finalement été publié après des mois d’hésitation. Le gouvernement suisse n’a toutefois pas convoqué l’ambassadeur chinois.
L'attaque de la Russie contre l'Ukraine il y a trois ans a été la pire violation des règles en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. La Suisse a mis du temps à adopter les sanctions européennes et refuse toujours d’autoriser la réexportation d’armes produites sur son sol vers l’Ukraine, invoquant sa neutralité.
La Conférence du Bürgenstock, organisée l’an dernier par Berne, devait redorer l’image du pays. Mais son impact a été limité, la Russie étant absente des discussions. Aujourd’hui, c'est Donald Trump qui initie un «processus de paix» avec Moscou, sans impliquer l’Ukraine ou l’Europe.
Tandis que cette initiative suscite la consternation en Europe – l’ancien secrétaire général de l'Otan Anders Fogh Rasmussen parle d'une «honte» –, la Suisse adopte un ton plus mesuré. Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) salue cette dynamique, tout en insistant sur la nécessité d’inclure l’Ukraine dès le début du processus. Mais reste à savoir si ces remarques auront un quelconque impact sur la politique de Donald Trump.
Sur les plans économique, culturel, linguistique et politique, l’UE est de loin le partenaire le plus important de la Suisse. La Confédération a largement profité de la stabilité offerte par l’UE, sans pour autant en être membre. Pourtant, les relations restent complexes, comme l’a montré le récent projet d’accord institutionnel.
Les opposants ont immédiatement attaqué ce «cadre 2.0», alors même que le texte intégral ne sera dévoilé qu’au printemps. Du côté des partisans, le silence est pesant, ce que regrette Karin Keller-Sutter, comme elle le confie au Temps. La présidente de la Confédération appelle les milieux économiques à se manifester.
Ses déclarations traduisent un certain scepticisme envers l’UE. Pour la députée socialiste Jacqueline Badran, la Suisse cherche à «s’attirer les faveurs de Trump» sans froisser Pékin, tout en prenant ses distances avec Bruxelles. Une stratégie viable dans un monde où les règles cèdent la place à une politique de puissance décomplexée? Rien n’est moins sûr. A force de vouloir ménager tous les camps, la Suisse pourrait bien finir isolée.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder