Pourquoi «l’urgence est élevée» pour l'armée suisse
La séance à huis clos du Conseil fédéral sur la situation sécuritaire a débuté mercredi dernier à 8h, et s’est prolongée durant plusieurs heures. Le ministre de la Défense, Martin Pfister, avait soigneusement préparé le terrain.
En amont, il avait cherché à échanger personnellement avec chacun des membres du gouvernement. Il savait que son projet serait difficile à faire passer. Il devait convaincre ses collègues d’une idée à laquelle lui-même croyait profondément, mais à laquelle ils n'adhéraient que très partiellement.
Pour Martin Pfister, la situation sécuritaire exige clairement que l’armée reçoive nettement plus de moyens que ceux dont elle dispose actuellement.
Reprendre là où Viola Amherd avait échoué
Selon le Tages-Anzeiger Martin Pfister a défendu l’idée de relever la TVA de 0,5%. Une telle hausse pourrait générer 1,75 milliard de francs supplémentaires par an, que l'on pourrait allouer à l’armée. Ces fonds serviraient en premier lieu à acquérir des systèmes supplémentaires de défense aérienne.
Le nouveau ministre de la Défense adopte donc une approche différente de celle de sa prédécesseure, Viola Amherd. Contrairement à elle, il ne toucherait pas au frein à l’endettement, car les coûts supplémentaires seraient supportés par la population. En 2024, Viola Amherd avait échoué à obtenir davantage de moyens.
Selon des sources internes, deux raisons expliquent l'échec de l'ancienne ministre:
- Le moment n’était d'abord probablement pas encore venu, et, à l’exception de Beat Jans, chargé du Département de justice et police, les autres membres du gouvernement n’étaient pas convaincus de l’urgence du projet.
- Les conseillers fédéraux s’étaient montrés irrités par la manière dont Viola Amherd avait procédé. En tant que présidente de la Confédération, elle avait tenté d’obtenir les fonds supplémentaires en contournant indirectement le gouvernement via le Parlement. Elle s’était finalement heurtée à un axe formé par Karin Keller-Sutter et Albert Rösti.
Une menace russe qui change la donne
La fragilité de la sécurité en Suisse est toutefois apparue clairement lors de la réunion du Conseil fédéral de mercredi dernier, selon plusieurs sources. Les milieux européens de la sécurité estiment, en effet, que la Russie pourrait attaquer un pays européen dès 2028 ou 2029, malgré les assurances contraires de Vladimir Poutine du contraire.
Des experts internes ont été invités ce jour-là. L’ancien chef de l’armée Thomas Süssli, son successeur Benedikt Roos, le secrétaire d’Etat à la politique de sécurité Markus Mäder et Serge Bavaud, chef du renseignement, participaient à la séance.
Selon les mêmes sources, ce sont surtout les analyses implacables et les avertissements d’experts externes qui ont poussé les membres du conseil fédéral à ravaler leur salive. De nombreux indices suggèrent désormais qu’un changement de perception est en cours au sein de l’exécutif.
Karin Keller-Sutter et la Pologne
La position de la ministre des Finances Karin Keller-Sutter est déterminante pour orienter l’action future du gouvernement. Un détail intéressant l’illustre. Récemment, elle s’est rendue à Varsovie en tant que présidente de la Confédération, où elle a rencontré le président Karol Nawrocki et le premier ministre Donald Tusk.
Karin Keller-Sutter a profité de cette occasion pour demander au chaf du gouvernement polonais comment il évaluait la situation internationale en matière de sécurité.
On ignore la réponse que lui fit Donald Tusk. Deux éléments sont toutefois clairs. La Pologne a, en très peu de temps, renforcé son armée au point d’en faire la plus grande d’Europe, car la menace russe est omniprésente.
Donald Tusk n’a sans doute pas dit à Karin Keller-Sutter autre chose que ce qu’il avait déjà exprimé dans son allocution d’ouverture, particulièrement solennelle, au Forum de sécurité de Varsovie en septembre dernier. Il avait alors déclaré:
Selon le Polonais, la guerre en Ukraine ferait partie d’un projet effroyable visant à réduire des nations en esclavage et à faire triompher l’autoritarisme, l’arbitraire et la cruauté. Et il avertissait alors l’Europe entière:
Parallèlement au Conseil fédéral, des membres du Parlement débattent, eux aussi, de nouvelles pistes de financement pour l’armée. Deux nouvelles propositions circulent, ainsi qu’une motion déposée dès le mois de septembre. Elles devraient être abordées durant la session de décembre qui vient de commencer.
L'approche à trois pilliers
L’approche à trois piliers est celle du conseiller aux Etats Werner Salzmann (BE/UDC). Il affirme:
Le premier pilier comprend deux à trois milliards d’investissements annuels possibles via le budget ordinaire dans le cadre du message sur l’armée. Le deuxième pilier inclut le paquet d’assainissement. «Nous devrions y réaffecter des fonds en faveur de l’armée», explique Werner Salzmann.
Avec le troisième pilier, il veut couvrir ce que les piliers un et deux ne permettent pas. Il s’agit d’un financement spécial en dehors du budget, sur le modèle du statut S pour l’Ukraine ou du financement lié au Covid. Werner Salzmann précise:
Il est notable qu’un élu en vue de l’UDC propose un financement spécial. Selon Werner Salzmann, avec cette proposition, le Conseil fédéral aurait de bonnes chances au Parlement.
La solution du fonds
L’Alliance Sécurité Suisse travaille actuellement à un concept de financement, comme le confirme son président, le conseiller national du Reto Nause (BE/Centre). Il indique:
L’Alliance cherche, en ce moment, des moyens de trouver les montants nécessaires. Une possibilité serait, selon Reto Nause, de verser au fonds d’armement les «excédents financiers». Pour l’année 2025, ceux-ci s’élèveraient à 300 millions de francs.
L’emprunt de sécurité
Présidente de la commission de la politique de sécurité, la conseillère aux Etats Andrea Gmür (LU/Centre) a déposé, en septembre, une motion réclamant un emprunt de sécurité, sur le modèle de l’emprunt de défense de 1936. Andrea Gmür se dit toutefois «tout à fait ouverte» quant à la solution qui s’imposera finalement. Elle ajoute:
Le Conseil fédéral espère apporter des éclaircissements d’ici Noël. Pour la suite de la procédure, il lui faudra encore une à trois séances supplémentaires.
Il est, toutefois, déjà certain que le grand débat sur l’armée, que le Conseil des Etats avait prévu pour mercredi, se transformera en mini-débat. Le Conseil fédéral souhaite faire retirer de l’ordre du jour trois objets centraux, comme le confirment des sources:
- La motion: «Le Conseil fédéral doit enfin évaluer la situation en matière de politique de sécurité»
- Le postulat: «Combler les lacunes de la capacité de défense»
- La motion: «Rétablir la capacité de défense en Suisse»
Il doit d’abord élaborer des réponses à ces textes d’ici à la fin de l'année.
Le bureau du Conseil des Etats n’a donc guère d’autre choix que d’accéder à cette demande.
Traduit de l'allemand par Joel Espi
