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Comment l'armée suisse sauve ses projets de la «zone rouge»

Viola Amherd remet à son successeur Martin Pfister les clés du Département fédéral de la défense et avec elles, divers projets informatiques menacés.
Viola Amherd remet à son successeur Martin Pfister les clés du Département fédéral de la défense et, avec elles, divers projets informatiques menacés.Image: Alessandro della Valle / Keystone

Comment l'armée suisse a «opéré un changement de paradigme maximal»

Fin 2024, sept projets informatiques de l’armée étaient dans le rouge et risquaient de coûter des milliards à la Confédération. Le commandement a drastiquement changé ses méthodes de travail. Aujourd’hui, la plupart des projets sont de nouveau sur les rails.
29.10.2025, 05:3929.10.2025, 07:21
Othmar von Matt / ch media

L'alerte a été donnée, et le changement de méthode a été radical: plus de projets sur cinq ans. Plus de hiérarchies. Plus de chefs de division, de section ou d’équipe, et plus d’équipes projet.

A la place: des structures horizontales et une approche souple par étapes. Les équipes de développement de l'armée travaillent désormais par séries de cinq «sprints» de deux semaines.

Un redressement drastique

Après ces dix semaines, elles participent à un grand planning réunissant toutes les parties prenantes: collaborateurs du commandement Cyber, utilisateurs issus de l’armée, fournisseurs tels que Swisscom ou encore Ruag. Trois questions guident la séance: qu’avons-nous accompli ces dernières semaines? Où en sommes-nous? Comment avançons-nous? Puis le cycle redémarre avec cinq nouveaux sprints.

Luca Antoniolli, chef du projet et responsable Engagement des technologies de l’information et de la communication (TIC), explique:

«Avec la nouvelle plateforme de digitalisation, nous avons opéré un changement de paradigme maximal»

Il est directement subordonné au divisionnaire Simon Müller, chef du commandement Cyber de l’armée suisse.

Le divisionnaire Simon Müller, chef du nouveau commandement cyber.
Le divisionnaire Simon Müller, chef du nouveau commandement cyber de l'armée suisse.Image: Sam Bosshard / VBS

Les deux hommes sont assis côte à côte, mais se distinguent par leur tenue: Simon Müller porte l’uniforme de combat, Luca Antoniolli un costume civil. «Nous ne pensons plus en cycles de projet interminables», poursuit le responsable de la NPD avant d'ajouter:

«Avec ce genre de projets, on se créait comme une réalité parallèle»

Ce qu’il veut dire par là: «Un fournisseur reçoit un mandat, travaille dessus pendant cinq ans, tout ça pour livrer un produit qui ne convient peut-être pas.»

Safe: une approche simple et agile

Safe, pour «Scaled Agile Framework», tel est le nouveau mot d’ordre du commandement Cyber. Ce concept issu du monde de l’informatique décrit un modèle basé sur des pratiques agiles pour les organisations cherchant à s’affranchir des lourdeurs bureaucratiques. Cette méthode de travail connaît un grand intérêt international: elle associe en effet principes de simplification et agilité, et offre ainsi rapidement une plus-value.

Le commandement Cyber s’est tourné vers la méthode Safe pour ses projets après que l’ancienne approche a plongé l’armée dans une véritable crise. Pas moins de sept projets clés se trouvaient en situation critique il y a un an. Le 18 décembre 2024, la Délégation des finances mettait en garde Viola Amherd, alors conseillère fédérale. Dans sa lettre, elle parlait d'un potentiel dommage financier de plusieurs milliards.

La commande Cyber mise sur une forme agile de collaboration pour la nouvelle plateforme de numérisation.
Le commandement Cyber mise sur une forme agile de collaboration pour sa nouvelle plateforme de numérisation.Image: Clemens Laub / VBS

L'un de ces projets est la Nouvelle plateforme de digitalisation (NPD), essentielle à la capacité de défense de l’armée. Elle doit devenir le cœur opérationnel de toute l’infrastructure numérique critique, en offrant une plateforme d’exploitation sécurisée et robuste. C’est sur elle que le commandement Cyber applique en priorité la méthode Safe.

Trois centres de calcul physiques

La nouvelle architecture de défense numérique est conçue comme un ensemble interconnecté. Sa base repose sur trois centres de calcul physiques.

  • Le premier, baptisé «Fundament», est déjà opérationnel et protégé contre les cyberattaques et les missiles.
  • Le second, «Kastro II», doit être construit dans la montagne d’ici 2034, lui aussi entièrement protégé, pour un coût de 510 millions de francs.
  • Le troisième centre, «Campus», est partiellement protégé et se trouve à Frauenfeld (TG), le seul emplacement connu.

Ces trois centres sont complétés par des nœuds régionaux et locaux répartis dans tout le pays. Ils fournissent les données nécessaires aux opérations sur le terrain et garantissent, en cas de crise, que les troupes puissent continuer à accéder à leurs données même si les trois grands centres tombent ou deviennent inaccessibles.

La NPD a pour mission d’acheminer les applications critiques jusqu’à l’armée et aux partenaires du Réseau national de sécurité. Il s’agit par exemple du logiciel SitaWare, utilisé pour la représentation de la situation opérationnelle, ou de Skyview, la nouvelle application de surveillance de l’espace aérien.

Des systèmes interdépendants

Pour transférer les données et assurer la communication dans cette architecture, deux systèmes sont indispensables: le Réseau de conduite suisse, un réseau de communication résistant aux crises basé sur la fibre optique, et les faisceaux hertziens, destinés à l’armée et à ses partenaires; et la Télécommunication de l’armée (TCA), qui doit moderniser l’ensemble des communications mobiles grâce à de nouvelles radios tactiques équipant plus de mille plateformes. NPD, Réseau de conduite et TCA sont interdépendants: aucun ne peut fonctionner sans les autres.

A l’exception de SitaWare, tous ces systèmes faisaient encore partie fin 2024 des projets jugés critiques par la Délégation des finances, en particulier la NPD.

Plus que trois projets à redresser

Aujourd’hui, moins d’un an après l'alerte, quatre des sept projets critiques sont revenus sur la bonne voie. Le Département de la défense le confirme: il ne reste que trois projets dans le rouge. Deux concernent l’armée:

  • Le système israélien de reconnaissance par drones ADS 15.
  • La Télécommunication de l'armée.

Pour ces deux projets, le fournisseur clé est l’entreprise israélienne Elbit. Le troisième projet problématique est Nepro, qui vise à moderniser la production des géodonnées de Swisstopo.

On ne sait pas encore si le système de drones ADS 15 pourra bientôt sortir de la zone rouge, après que le conseiller fédéral Martin Pfister a stoppé les «helvétisations» prévues dans ce programme. Lorenz Frischknecht, porte-parole du département, indique:

«L’évaluation est en cours. Les résultats devraient être publiés à la mi-novembre.»

Un succès notable

Comment l’armée a-t-elle réussi à sortir en si peu de temps quatre projets numériques critiques de l’ornière? En grande partie grâce au commandement Cyber. Entré en fonction le premier janvier 2024 avec environ 700 collaborateurs, il a remplacé l’ancienne Base d’aide au commandement (BAC). Le divisionnaire Simon Müller explique:

«Le commandement Cyber a pu se concentrer sur les systèmes et applications critiques au service de l’armée et de nos partenaires du Réseau national de sécurité.»

L’organisation précédente gérait toute l’informatique de l’armée. «Nous avons aussi énormément renforcé la collaboration avec les utilisateurs et les fournisseurs. Swisscom et Ruag, en tant que prestataires essentiels, sont désormais bien plus intégrés.» Il insiste:

«Il fallait garder une vision globale de la numérisation, penser toute la chaîne. Si un maillon lâche, c'est toute la chaîne qui est en péril.»

Cela se vérifie avec la Nouvelle plateforme de digitalisation. Comme le résume Luca Antoniolli:

«Prioriser, c’est ce qui nous a remis en mouvement»
«Nous travaillons désormais étape par étape, en impliquant constamment les utilisateurs finaux. Nous n’anticipons plus le résultat final et nous nous demandons sans cesse: sommes-nous sur la bonne voie?»

Mise en service prochaine

La NPD sera bientôt soumise à son test décisif: en 2028, elle devra être utilisée pour la première fois en situation réelle lors d’un engagement de l’armée. D’ici là, sa mise en œuvre se fera graduellement. Elle doit être activée depuis les centres de calcul le 1er juillet 2026, avant une phase de tests approfondis. Un point de situation complet sera présenté aux médias le 2 décembre 2025.

Avec l’introduction de méthodes agiles en lieu et place de projets hiérarchisés traditionnels, le commandement Cyber a réussi un véritable tournant. Cette nouvelle culture de travail a été partiellement étendue à d’autres projets informatiques.

Luca Antoniolli souligne:

«Nous avons implanté une culture complètement nouvelle. Le rythme est bien plus soutenu qu’avant, tout a été accéléré»

Reste une question: pourquoi l’armée, de toutes les organisations, mise-t-elle sur une méthode aussi peu conventionnelle que Safe? Luca Antoniolli éclate de rire, puis réplique sans hésiter:

«L’agilité fait partie de l’ADN de l’armée, surtout en opération»

Adapté de l'allemand par Tanja Maeder

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source: sda / peter klaunzer
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