Microsoft pose un problème à l'armée suisse
En situation de crise, la souveraineté numérique n’est pas un gadget, mais une question de survie pour un Etat.
L’invasion de l’Ukraine l’a montré. Vladimir Poutine n’y a pas seulement fait entrer ses soldats, des hackers d’élite financés par le Kremlin ont également tenté d'en détruire l’infrastructure numérique.
Ironie de l’histoire, l’Ukraine n’a pu éviter une perte totale de ses données que grâce au soutien technique du géant américain Amazon.
En Suisse, les inquiétudes sur la souveraineté numérique ont été attisées par une lettre du chef de l’armée rendue publique. Alors que dans notre pays, les débats autour du sujet prennent de l’ampleur, watson est parti sur les traces de ce dossier sensible.
Un réel risque d'espionnage
La pression de la population sur le Conseil fédéral et l’administration fédérale s’est intensifiée. En cause, leur attachement obstiné aux logiciels et aux services des géants américains du numérique et au cloud de Word, Excel ou PowerPoint.
Les documents créés avec ces outils sont stockés dans des centres de données de Microsoft et, selon des spécialistes indépendants qui s’accordent sur ce point, ils ne sont pas protégés contre un accès éventuel des services de renseignement américains.
Par ailleurs, le gouvernement Trump exploite la dépendance vis-à-vis des logiciels Microsoft pour sanctionner des acteurs jugés indésirables à l’étranger. Cela s’est notamment vu avec le procureur du Tribunal pénal international de La Haye, qui s’était soudainement retrouvé sans accès aux courriels de sa boîte Outlook, après avoir engagé des poursuites judiciaires contre l’allié du président américain, Benjamin Netanyahou.
S’y ajoute le fait que les autorités américaines peuvent aussi accéder à des données stockées dans des centres informatiques situés en Europe, mais qui appartiennent à des géants américains de la tech. Cela est possible à cause du Cloud Act, une loi que Donald Trump a signée lors de son premier mandat.
Le Tages-Anzeiger résume ainsi les problèmes et les préoccupations de sécurité qui agitent les autorités et les entreprises dans toute l’Europe:
La nécessité de rester numériquement souverain
Cette semaine, l'organisation Société numérique est entrée dans le débat. Cette ONG à but non lucratif défend les droits fondamentaux des citoyens sur Internet.
Les spécialistes indépendants exigent que la Suisse reprenne le contrôle de son infrastructure numérique. Seul un pays numériquement souverain pourrait «garantir la maîtrise de ses données, réagir de manière autonome aux crises et renforcer sa propre compétitivité».
Pour y parvenir, le secteur public doit introduire des «solutions souveraines» pour les programmes de bureautique et construire une infrastructure cloud indépendante. Concrètement, cela signifie s’éloigner de Microsoft 365. Il s’agit d’ailleurs aussi d’une exigence adressée par le chef de l’armée suisse à l’administration fédérale (voir plus bas). David Sommer, de la Société digitale, dit:
Tout aussi essentielle est la formation de spécialistes dans ces technologies clés, ainsi que la priorité accordée aux logiciels open source dans les procédures d’achat.
Qu'est-ce qui devrait changer?
Les membres de la Société numérique suisse ont élaboré un document de position sur la souveraineté numérique. En voici ses principales exigences:
- Pleine maîtrise: l’infrastructure informatique de la Confédération (matériel, logiciels et données) doit pouvoir être exploitée et adaptée par des spécialistes présents sur place.
- Une solution open source plutôt que privée: la Suisse a besoin de «solutions souveraines pour l’automatisation de bureau, au lieu d’une intégration toujours plus profonde dans l’univers Microsoft 365».
- Pas de cloud Amazon: la Suisse a besoin d’une infrastructure cloud sûre et indépendante.
- Coopération: une collaboration étroite est nécessaire avec les pays européens «qui partagent un référentiel de valeurs similaire à celui de la Suisse».
- Achats intelligents: les marchés publics doivent être systématiquement orientés selon des critères de souveraineté en Suisse.
La Société numérique constate:
L’abandon des logiciels propriétaires et des services des Gafam devrait à long terme réduire les coûts. Au cours des dix dernières années, l’Etat a dépensé environ un milliard de francs pour des licences Microsoft. Et les prix des abonnements continuent d’augmenter.
Selon la Chancellerie fédérale, retirer entièrement l’armée de l’architecture informatique de l’administration constituerait toutefois un «projet à très haut risque et entraînerait, quel que soit son succès, des investissements bien plus élevés que les coûts actuels des licences».
L'indépendance a un prix, c'est certain. Rahel Estermann, codirectrice de la Société numérique, fait remarquer:
Quelle est la position du chef de l'armée?
D’ici la fin de l’année, l’administration fédérale veut basculer entièrement sur la suite cloud Office 365 de Microsoft. Mais pour le personnel militaire, cela ne sert à rien.
Le chef de l’armée suisse, Thomas Süssli, s’est adressé en septembre dernier aux responsables pour critiquer cette migration vers M365. La raison est simple, beaucoup de documents de l’armée sont classés «internes» ou même «secrets», et ne peuvent pas être traités ou stockés avec un cloud étranger.
Fin octobre, la journaliste tech Adrienne Fichter du magazine Republik a rapporté l’existence de la lettre du haut gradé. Selon elle, Thomas Süssli demande à la Chancellerie fédérale une infrastructure informatique propre et spécialement protégée pour les données sensibles.
Formé en informatique de gestion, Thomas Süssli a également souligné que le rapport coûts-utilité de la solution cloud de Microsoft n’était pas satisfaisant. A noter qu’il quittera ses fonctions fin décembre 2025
L'Europe a déjà réagi
Dans le reste de l’Europe, on est déjà plus avancé, relevait le TagesAnzeiger début novembre:
- L’armée autrichienne utilise désormais le logiciel open source LibreOffice, qui permet le traitement de texte, de créer des tableaux et des présentations.
- En Allemagne, la Bundeswehr mise sur OpenDesk, une solution développée dans le pays. Cette option est également envisagée par la Cour internationale de justice aux Pays-Bas, comme cela a été récemment révélé.
- Au Danemark, le ministère de la Numérisation a décidé l’été dernier de renoncer entièrement aux logiciels de Microsoft.
Les risques auxquels s'expose la Suisse
La Chancellerie fédérale à Berne a confirmé à la SRF qu’elle travaillait actuellement à une solution cloud open source. Et l’administration fédérale est, de par la loi, tenue en principe de publier ses développements logiciels en open source.
Reste une question ouverte: s’éloigner des géants technologiques étrangers apporte-t-il réellement plus de sécurité? Comme l’a justement relevé le conseiller national PLR Marcel Dobler, cofondateur de Digitec Galaxus, d’autres fournisseurs ne sont pas automatiquement plus sûrs ni meilleur marché.
Une pétition en ligne demandant à la Confédération de renoncer aux logiciels Microsoft est en cours sur le site Campax et comprend plus de 7600 signatures.
A ce stade, il convient de rappeler les événements dramatiques survenus en Ukraine en 2022. Si les données vitales pour l’Etat étaient stockées uniquement dans des centres situés sur le territoire national, des bombes russes auraient alors provoqué des dégâts dévastateurs.
L’aide technique d’urgence fournie par le groupe Amazon avait donc tout son sens, et l’externalisation des données à l’étranger s’est révélée judicieuse. Espérons que les responsables de la Suisse, réputée inattaquable, se souviendront aussi du dicton selon lequel il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier.
Traduit de l'allemand par Joel Espi
