Dimanche après-midi, aux alentours de 14h30. Une notification s'affiche sur mon téléphone: un message d'un numéro inconnu, me proposant un «rôle flexible». De nouveau. C'est le troisième que je reçois en l'espace de quelques jours. Et je ne suis pas le seul. Plusieurs membres de mon entourage ont fait la même expérience, et cela n'a pas non plus échappé aux forces de l'ordre: la police bernoise appelait la semaine dernière à la prudence face à ces «offres d’emploi frauduleuses».
Bien sûr, ça sent l'arnaque, mais c'est le message de trop: pris de curiosité, je décide de répondre. Mon interlocutrice dit s'appeler Grace, m'écrit (en français) avec un numéro américain ou canadien (commençant par +1) et affirme être «recruteuse chez Approach People Recruitment Suisse».
Approach People Recruitment existe. Il s'agit d'un cabinet de recrutement qui est effectivement présent en Suisse, selon son site internet. Au téléphone, ils m'assurent pourtant n'avoir rien à voir avec le message en question.
«C’est une arnaque», me dit une employée. Je m'en doutais, mais voilà: c'est confirmé.
Dès que je manifeste mon intérêt, Grace passe à l'anglais. «Nous recrutons actuellement pour une variété d'entreprises pour des rôles et des postes variés dans différents endroits en Suisse», explique-t-elle évasivement. Les candidats doivent «être en mesure de communiquer en nglais» (oui, elle a bien écrit «nglish»), doivent avoir 20 ans ou plus et être «citoyens suisses». Le salaire est «fixé au jour le jour» et doit être «reçu par l'intermédiaire d'une banque locale». Presque toutes ces informations vont se révéler fausses.
Après lui avoir répondu positivement, Grace m'informe que «les RH» vont prendre contact avec moi. C'est ce qui arrive une demie-heure plus tard, lorsque je reçois un autre message sur Whatsapp. Une deuxième personne se présentant avec un prénom de femme mais, cette fois-ci, ça vient d'un numéro britannique (+44). «Bonjour 🥰», m'écrit-elle, en anglais.
Elle me propose de m'expliquer les détails du «job», ce qu'elle fait à grand renfort de «sir», «mon cher» et emojis (🥰 et 😊 sont ses préférés). Extrêmement réactive, elle réplique immédiatement à mes réponses. Mon agente, comme elle se fera appeler, écrit que les «emplois à distance» sont devenus populaires après la pandémie et «peuvent être effectués à tout moment et en tout lieu». Dans un anglais quelque peu laborieux, elle m'explique les détails:
C'est encore un peu nébuleux, mais je ne tarderai pas à apprendre que le «job» consiste à évaluer des applications, par le biais d'un site internet appelé AppMart. Une recherche Google avec ce terme ne donne aucun résultat.
Du côté des forces de l'ordre, aucune info non plus: «Le terme "Appmart" ne nous évoque rien de concret», affirme le porte-parole de la police cantonale valaisanne, Gaëtan Lathion.
Même son de cloche chez ses collègues vaudois et fribourgeois.
Ce qui est sûr, c'est que les rémunérations évoquées par mon agente sont très appétissantes: «Ce travail ne prend qu'environ une heure par jour et tu peux recevoir ton profit», détaille-t-elle. Le salaire dépendrait du nombre de jours consécutifs pendant lesquels j'effectue ma tâche. Plus précisément:
Ça fait quelque chose comme 431, 986 et 1879 francs pour quelques heures de travail. «Tout bon pour toi?», me demande-t-elle après ces explications.
«Yes».
Elle m'envoie alors un lien censé me mener vers la plateforme AppMart, me demandant de la prévenir une fois que je me suis enregistré. Et là, première surprise. Ce site existe et est doté d'une interface plutôt soignée. A ce stade, je pensais encore qu'il s'agissait d'une couverture, d'un prétexte pour accéder à mes coordonnées bancaires pour me soustraire de l'argent. Ça commence à avoir l'air de quelque chose de plus complexe.
Deuxième surprise. Avant de m'expliquer le fonctionnement d'AppMart, mon agente m'invite à rejoindre un groupe Whatsapp:
Les membres du groupe, c'est ses autres «clients». Ils sont une vingtaine et, contrairement aux personnes avec qui j'ai été en contact jusqu'à présent, ils donnent furieusement l'impression d'être des «vraies gens». Ils s'échangent des conseils sur le «job», offrent leur aide, se motivent mutuellement, partagent des images de leurs repas ou de leurs chiens. Ils semblent avoir été fraîchement recrutés et ont, dans la plupart des cas, un numéro britannique, un détail qui a son importance: au Royaume-Uni l'inflation atteint des niveaux inédits depuis 50 ans.
Surtout, ces gens parlent d'argent. L'argent qu'ils ont fait grâce à AppMart. Captures d'écrans à l'appui, ils montrent les sommes qu'on leur a versées après une période de travail. Tout semble donc indiquer qu'ils sont bel et bien payés. C'est également ce que quelques-uns d'entre eux me confirment lorsque je les contacte en privé, leur demandant s'ils ont déjà été rémunérés.
Je vais d'ailleurs bientôt en avoir la preuve. Toujours par le biais de messages Whatsapp, mon agente m'explique le fonctionnement d'AppMart. C'est extrêmement simple: des fenêtres pop up surgissent les unes après les autres sur le site. Chacune arbore le nom et le logo d'une application, ainsi qu'une notation. Mon rôle consiste à laisser une évaluation de cinq étoiles à chaque fois.
La plupart de cas, il s'agit de jeux vidéos pour smartphone, mais il y a également des calendriers. Des applis par vraiment connues, à quelques exceptions près.
Un cycle de travail est composé de trois séries de 35 évaluations chacune. Je n'en fais qu'une, histoire d'être formé. Puis, à ma grande surprise, mon agente m'annonce qu'elle va m'expliquer comment retirer l'argent. Alors que j'ai travaillé pendant une poignée de minutes à peine, on va déjà me payer. 29 livres plus exactement, soit 32 francs.
Cela se fait à travers l'application Wise, une entreprise de transferts d'argent internationaux. Pour recevoir cette somme, je dois d'abord écrire un message à une autre personne, toujours sur Whatsapp. Mon agente me fournit le numéro et, quelques minutes plus tard, c'est chose faite: les 29 livres atterrissent sur mon compte Wise, versées par une personne portant un nom à consonance russe.
Quelque chose cloche. Un individu se faisant passer pour quelqu'un d'autre me propose sur Whatsapp un travail présenté de manière fallacieuse. Et pourtant, ce travail existe et on peut toucher de l'argent. Où est l'arnaque?
Il se peut que ces rémunérations ne soient qu'un appât pour les personnes qui viennent de commencer. Après tout, mon expérience s'est arrêtée assez tôt, je ne peux donc pas exclure que des problèmes surgissent plus tard. Des messages qui nous sont parvenus après la publication de cet article semblent confirmer cette hypothèse.
Les personnes qui nous ont contactés racontent toutes une histoire similaire: elles ont reçu des messages sur Whatsapp ou Telegram leur proposant un travail simple et bien rémunéré. Sauf que tout cela ne sert que pour «les mettre en confiance», nous dit-on. Ce n'est qu'après cette première étape que l'arnaque se produit. Par des modalités différentes, les victimes sont amenées à déposer de l'argent, qu'elles ne pourront jamais récupérer. Les pertes se chiffres à des centaines, voire des milliers de francs. Nous sommes actuellement en train de creuser ces pistes pour pouvoir vous en dire plus.
Une chose est sûre: «La prudence est toujours de mise lorsque des offres émanent visiblement de nulle part ou paraissent trop alléchantes», déclare le porte-parole de la police valaisanne. «Aucune offre d’emploi sérieuse ne se base uniquement sur un contact sur les réseaux sociaux ou de messagerie instantanée», lui fait écho son homologue fribourgeois, Martial Pugin.
Que faire, alors, lorsqu'on reçoit un tel message? «Le meilleur conseil que l’on peut donner est de ne pas accepter de job de la part d’une personne que l’on ne connait pas ou que en ligne», répond Florence Frei, chargée de communication auprès de la police cantonale vaudoise.
De son côté, la police fribourgeoise conseille de «ne jamais entrer en matière sur un transfert d’argent ou la communication de données personnelles, de couper rapidement la conversation et de bloquer le contact.»