La vérité fout le camp et on va le payer cher
Nous sommes entrés dans l’ère des allégeances. Avec, pour effet, la polarisation entre les extrêmes. On pourrait dire aussi, ce serait plus juste, entre les tribus. Dans ce monde-là, le doute est chassé par la certitude, la quête de liberté fait place au besoin de protection.
On s’en rend compte dans l’affaire tragique Kirk-Robinson, un cas d’école. Les trumpistes veulent absolument faire du meurtrier présumé un gauchiste antifa. La gauche radicale le dépeint en «groyper», un individu plus à droite que la droite MAGA. Les premiers dressent de la victime, dont c'étaient les funérailles ce dimanche en Arizona en présence de Donald Trump, le portrait d’un martyr qui promouvait le dialogue, quand il cherchait surtout à obtenir l’avantage. La seconde ne voit en lui qu’un salaud qui méritait son sort, quand bien même, à sa manière, il allait vers l'autre.
Biais de confirmation
La vérité est pourtant quelque part. Mais l’établir demande réflexion. Mauvaise pioche: réfléchir, c’est faire entrer le vers dans la tribu, où la dissidence est taboue. On découvrira peut-être que le suspect, Tyler Robinson, est une sorte d’hybride, travaillé par des idées contradictoires et une sexualité complexe. Mais il faudra pour cela laisser sa chance à la psychanalyse, cette discipline «judéo-bourgeoise» honnie des puritains de tous bords.
Loin de la psychanalyse, les «biais de confirmation», très tendance, ne nourrissent pas la vérité mais des versions ou hypothèses préétablies. Ils sont patents dans le drame Kirk-Robinson. Chacun va puiser des indices à disposition – les inscriptions sur les balles, les messages laissés par le suspect sur la plateforme de communication Discord – pour donner du crédit à sa vision des choses.
Le ressenti est rarement l'ami de la vérité
Le ressenti, lui, peut naturellement coïncider avec la vérité. Dans son usage militant de gauche, où il s'oppose à la domination – au hasard, blanche, masculine, hétérosexuelle –, le ressenti est devenu une boîte à vérités alternatives. Les MAGA, pas avares non plus de bobards aux conséquences dramatiques, on s’en est aperçu avec l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, ont fait leur miel du monde irréel, saturé de ressentis, prôné par le camp woke. Ils risquent aujourd'hui de briser la démocratie par soif de vengeance, comme on le voit tous les jours désormais aux Etats-Unis.
Le désintérêt pour la recherche de la vérité s’accompagne d’un relativisme destructeur des figures d’autorité essentielles à la préservation de la démocratie et de la paix civile. Ces figures, ou ce socle commun, sont la loi, la science, la raison. A quoi l’on pourrait ajouter le langage.
Vous avez dit «racisme systémique»?
Prendre des libertés avec les mots – on ne parle pas de figures de style –, c’est risquer de violenter le débat public. Lorsque le syndic de Lausanne, Grégoire Junod, en conférence de presse, qualifie de «systémique» le racisme dans la police de sa ville, il introduit un élément proche du biais de confirmation, par lequel on peut comprendre que le racisme est présent chez tous à tous les étages ou qu’il est là indépendamment d’attitudes individuellement racistes.
Or, seule une étude approfondie pourrait éventuellement attester de la réalité de l’un ou l’autre de ces aspects. Et encore, des nuances seraient permises. Sans doute le syndic a-t-il voulu montrer, par ce terme massue, qu’il est du camp de ceux qui ont à cœur de lutter contre le racisme. Problème: le moment et le lieu étaient mal choisis pour afficher sa vertu au détriment du sens des responsabilités. Dire qu'il y a un problème de racisme dans la police lausannoise et que tout sera entrepris pour l'éliminer, aurait suffi.
Ni exagération, ni occultation
Les mots sont bien l’enjeu de la vérité. Les exagérations, comme les occultations dans la relation des faits – cela vaut particulièrement pour nous, les médias – ne rendent pas service à la vérité. Dans un cas comme dans l’autre, elles «sonnent faux». Taire l'appartenance d'un groupe militant, qu'il soit d'extrême-droite, d'extrême gauche ou de toute autre obédience, religieuse ou laïque, se voit à l'écrit et s'entend à l'oral. De même, la diffusion, comme s'ils allaient de soi, de néologismes en réalité mis au service d’une cause politico-sociétale – le genre ressenti contre le sexe biologique, par exemple –, sans égard pour le sens commun, sèment la défiance, voire la colère dans les urnes.
Les pulsions totalitaires, qu'elles soient le fait des Etats, les plus graves, ou des petits chimistes des révolutions culturelles, désignent des ennemis de l'intérieur et nuisent à la vérité. Négliger la vérité, c'est favoriser l’avènement d'une société anti-démocratique.