Economie
Suisse

Suisse: Il est temps que les gens honnêtes brisent le silence

The Credit Suisse and UBS bank logos are seen in this photo illustration in Warsaw, Poland on 21 March, 2023. According to Opimas CEO Octavio Marenzi Switzerland's standing as a financial centre  ...
L'image de l'économie suisse est plus que jamais écornée, selon Peter Wanner, éditeur de CH Media.Image: NurPhoto
Commentaire

Il est temps que les gens honnêtes brisent le silence

Une culture indécente des bonus et une mauvaise gestion dans plusieurs grandes entreprises façonnent l’image de l’économie suisse, aujourd'hui plus que jamais ternie. Pour Peter Wanner, éditeur du groupe CH Media auquel appartient watson, il est grand temps que cela change.
14.09.2025, 18:4914.09.2025, 18:49
Peter Wanner / ch media

Une phrase a longtemps fait consensus en Suisse. Ou plutôt, elle allait tellement de soi qu'on n'avait pas besoin de la prononcer:

«L’économie, c’est nous»

Ce n’était pas un prêche. Ni un slogan politique. C’était un accord tacite. Un consensus fondamental entre citoyens suisses. Même les socialistes s'y opposaient rarement. Car même Karl Marx, un classique de l’économie politique, le savait: l’économie - pour lui, le capital - est déterminante.

Quand l’économie va bien, tout le monde va bien. Quand elle va mal, les conflits sociaux éclatent. Ce «tout le monde», englobait autant les employés et les employeurs, les consommateurs et les investisseurs, ceux qui empruntent et ceux qui délivrent les prêts. Nous étions toutes et tous concernés.

C'était l'époque des compromis: entre patrons et ouvriers, entre capital et syndicats, entre banques et locataires.

Parce que nous étions dans le même bateau. Et qu'il était inenvisageable qu’il chavire

L'époque faste de l'USCI

A l’époque, l’association faîtière de l’économie suisse était presque aussi influente qu’un conseiller fédéral. Elle portait le nom rébarbatif d'«Union suisse du commerce et de l'industrie (USCI)», ou «Vorort». Un terme issu de l’ancienne Confédération, désignant le lieu qui présidait la Diète fédérale. Le Vorort n’était pas seulement un organe - c'était une véritable instance.

Peter Wanner est...
... l'éditeur de CH Media, groupe actif dans les médias écrits, numériques, et radio-télévisuels dont watson fait partie. Il a étudié les sciences politiques à Berlin et Paris ainsi que la philosophie politique et l'histoire à Bâle.
infobox image

Sa parole avait du poids. Et les patrons et industriels que le Vorort représentait avaient eu aussi du poids. Ils vivaient discrètement, sans se donner des grands airs, étaient terre à terre. On ne montre pas sa richesse. Les patrons et industriels gardaient, malgré leur intérêt personnel, le bien commun en vue.

Le Vorort a été fondé en 1870. 130 ans plus tard, en 2000, la calme et influente instance a fusionné avec l'enthousiaste Société pour le développement de l'économie, ce qui a donné Economiesuisse. Une association plus professionnelle, mais aussi plus éloignée de l’économie réelle. Depuis, on publie des prises de position, on organise des ateliers, on lance des appels, on donne des interviews. Fort bien.

«Mais l’essentiel a été perdu. Le consensus fondamental de la société s’est dissous »

La convivialité économique de la Suisse s'est érodée. Elle a laissé place à de la méfiance, de l’aversion - voire, chez certains, à une hostilité ouverte envers tout ce qui touche à l’entrepreneuriat. Autrefois, l’entrepreneur était une figure hautement respectée. Parce que chacun savait que, par ses inventions et ses innovations, il créait des emplois.

Aujourd’hui, on perçoit les choses autrement. Deux symptômes le prouvent. A commencer par l’initiative pour des multinationales responsables - une attaque frontale contre le principe de responsabilité entrepreneuriale. Elle n’a été rejetée que grâce à la majorité des cantons. Lui a succédé l’acceptation de la 13ᵉ rente AVS, adoptée sans concept de financement, contre toute rationalité économique. Juste parce que c’était un petit plus.

Ces deux votations ont secoué les représentants de l’économie. Quelque chose a basculé. Car jusqu'alors, les projets économiques obtenaient toujours une solide majorité populaire. Que s’est-il donc passé?

Trois ruptures de confiance

Pour comprendre, il faut revenir au début du siècle. Un an après la disparition du Vorort, Swissair a fait faillite. Ce n’était pas une compagnie comme les autres. C’était un symbole: de sérieux, de qualité, de «suissitude». Et elle a sombré, non pas à cause du marché, mais de l’hubris.

Des managers grassement payés ont voulu en faire un empire mondial. Ils ont spéculé, acheté des compagnies déficitaires - avec l’argent des autres. Et ils ont échoué. C'est alors qu'un nouveau dicton a circulé pour la première fois:

«Privatisation des profits – socialisation des pertes»

La chute de Swissair a provoqué une rupture de confiance. Non seulement envers certains managers - mais aussi envers l’économie avec un grand E. Et, surtout, envers l'ancien Parti radical-démocratique (PRD), censé la représenter.

La deuxième rupture est intervenue en 2008. Cette fois, avec l’UBS, sauvée grâce à 66 milliards de francs. Encore une fois, des dirigeants avaient joué de manière irresponsable. Encore une fois, la collectivité a payé. Encore une fois, la phrase «Privatisation des profits - socialisation des pertes» était de mise. Le sens de la justice des citoyens a été bafoué. A juste titre.

Depuis, le terme de «profiteur» hante les débats. Et même s’il est utilisé au sens général, le phénomène qu’il désigne est bien réel. Il décrit quelqu’un qui joue avec l’argent des autres - et en tire profit. Si ça passe: jackpot. Si ça casse: c’est un autre qui paie.

La troisième rupture s’est produite avec la chute de Credit Suisse, décrite avec précision par le journaliste Arthur Rutishauser dans son livre GAME-OVER - der Fall der Credit Suisse. Des managers cupides et incompétents, des conseils d’administration dépassés, une Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) trop docile et un ministre des Finances trop passif sont responsables de cette fin.

Peter Wanner est l'éditeur de CH Media, dont watson fait partie.
Peter Wanner est l'éditeur de CH Media, dont watson fait partie.

Pendant des années, la vénérable banque a été pillée avec une énergie quasi criminelle - on ne peut pas le dire autrement. Une véritable caisse en libre-service. La pire faute dans cette affaire? Les dirigeants se sont attribué, avec l’aval du conseil d’administration et de la FINMA, 32,5 milliards de francs de bonus en dix ans – alors même que la banque enregistrait 3,5 milliards de pertes.

Résultat: des fonds propres trop faibles, une liquidité en berne, une réputation ruinée. La confiance anéantie, suivie d’un bank run.

Une culture des bonus désastreuse

Le «profiteur» n’a rien d’un entrepreneur. C’est l’opposé de la responsabilité. Et c’est le terreau de l’hostilité actuelle envers l’économie.

«La culture des bonus est devenue une obsession»

Personne ne comprend que des bonus soient versés même lorsqu'une entreprise va mal, lorsqu'elle enregistre des pertes. Les managers ne sont-ils pas responsables des mauvaises affaires?

Les bonus sont devenus partie intégrante du salaire de base. Une dérive. Ils devraient récompenser un bon résultat. Rien de plus, rien de moins. On pourrait même les supprimer. Car cette pratique douteuse blesse une nouvelle fois le sens de la justice. Et ce ne sont pas les dirigeants et les entrepreneurs intègres qui font les gros titres. Mais les cupides, les avides, les ratés.

Un mot sur les médias (que je ne peux ignorer en tant qu’éditeur). Ils couvrent des faits, certes, mais avec un goût du scandale. Les journalistes veulent révéler quelque chose au public. Le négatif attire plus que le positif. Ça fait plus de clics. Ce qui donne l'impression qu’il y a plus de scandales que de réussites. Pourtant, les inventions et innovations intéresseraient sans doute tout autant. Pourquoi ne pas en parler davantage?

Et la politique? Elle réagit. Mais elle ne dirige pas. Et les représentants de la vraie économie? Les entrepreneurs? Ils se taisent. C’est - reconnaissons-le - le silence des gens honnêtes. Mais pourquoi ce silence?

Le silence par peur du «shitstorm»

Je vais me risquer à une hypothèse. Il se pourrait que certains aient peur. Peur du shitstorm, de la tempête médiatique. Mieux vaut ne pas s'exposer, mieux vaut éviter les ennuis. Depuis Google (1998), Facebook (2004) et Twitter (2006), tout peut être enregistré, publié, détourné en scandale. Et tout le monde peut le diffuser.

Une phrase mal formulée, un ton mal perçu - et la vague déferle. Puis tout échappe au contrôle. Fake news, insultes, diffamations circulent sans être corrigées. Beaucoup d’entrepreneurs l’ont compris et se sont retirés. Par peur du shitstorm. Ils ne parlent plus - ou seulement dans un langage «politiquement correct», formaté, aseptisé. Résultat: d’autres mènent le débat public sur l’économie.

Malheureusement, l’image publique est faussée. L’économie apparaît comme l’ennemi de la société. C’est totalement faux. Mais on croit à ce récit - parce qu’il est trop peu contesté. Que faire alors?

Tout d'abord, la culture des bonus doit cesser. Ils ne doivent être versés qu’en cas de bénéfices. N'importe quel apprenti peut comprendre cela. Et si nécessaire, il faudra une loi. Ensuite, les gens décents et honnêtes doivent dépasser leur peur. L’action économique n’est pas une tare, c’est la base de notre prospérité.

Mais surtout: les entrepreneurs, les patrons, les propriétaires - ce sont eux les porte-parole les plus crédibles. Ils ont quelque chose à perdre. Ils s’engagent avec leur nom, leur capital, leur responsabilité.

«Ils doivent à nouveau prendre la parole publiquement. S’exprimer clairement sur les questions économiques. Revendiquer l’entrepreneuriat. Avec courage, avec une opinion propre, avec le goût du débat»

Sinon, c'est d'autres qui parleront à leur place - et qui le font déjà. Le wokisme en est un exemple. Il a pris de la place parce que d’autres se sont tus. Il prêche la tolérance - mais pratique l’exclusion. Quiconque ne suit pas est «cancelled». Là aussi: la voix des personnes décentes manque.

Bien sûr, un shitstorm est désagréable. Mais ce n’est pas la fin du monde. Au contraire, on en ressort plus fort, plus serein. Il faut donc une nouvelle stratégie de communication. Un langage honnête, courageux, qui nomme les choses. Et de nouveaux visages pour incarner l’esprit et l'action d’entreprise.

La responsabilité commence en haut. Chez les entrepreneurs. Les propriétaires. Les chefs. Ceux qui dirigent. Ils n’ont pas à tout changer. Mais ils doivent se rendre visibles à nouveau. Ils doivent reprendre la parole. Car c’est ainsi que renaît la confiance. Pour conclure: l’époque des patrons silencieux est révolue.

Nous avons besoin d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, qui ne se contentent pas de travailler en silence, mais qui expliquent ce qu'ils font. Qui ne se contentent pas de penser, mais qui parlent. En public. Parce que celui qui se tait est gouverné. Et celui qui parle façonne le débat. Et il gagne, au final, par sa crédibilité.

(Traduit de l'allemand par Anne Castella)

Les coulisses de la série Monsters sur Netflix
1 / 6
Les coulisses de la série Monsters sur Netflix
Les coulisses de la série Monsters sur Netflix
source: monsters_mc_202_20240205_dsc_3750.nef
partager sur Facebookpartager sur X
C'est quoi «Numéro inconnu», le documentaire Netflix dont tout le monde parle?
Video: watson
Ceci pourrait également vous intéresser:
As-tu quelque chose à nous dire ?
As-tu une remarque pertinente ou as-tu découvert une erreur ? Tu peux volontiers nous transmettre ton message via le formulaire.
4 Commentaires
Votre commentaire
YouTube Link
0 / 600
4
La France est en plein chaos et n'a «aucun plan»
Entre la crise politique, les manifestations et la dégradation de sa note par l'agence de notation Fitch, la France est sous pression. A la limite de la rupture, les finances du pays vont rendre la tâche du nouveau premier ministre Sébastien Lecornu très difficile.
La France a désormais un A en moins. Dans la nuit de vendredi à samedi, l’agence Fitch a abaissé la note attribuée à la dette publique française de AA- à A+. C’est la troisième dégradation depuis 2012, année où le pays avait perdu son précieux triple A.
L’article