C'est un étrange bal auquel on a longtemps pu assister à la sortie de la Coop Telli, dans la ville d'Aarau. Depuis 1973, les clients ont pris pour habitude de quitter le centre commercial avec leur caddie. Pas pour l'amener jusqu'au parking, à leur voiture, non. Souvent jusque dans leurs appartements, situés dans un quartier résidentiel non loin.
Ce qui était au départ une marque de tolérance de la part de la Coop est devenu la règle et les Argoviens ont pris leurs aises, plusieurs générations durant.
Mais si les caddies étaient amenés jusqu'aux blocs du coin, ils étaient ensuite ramenés à la Coop, à quelques centaines de mètres de là, non?
Pas du tout. Depuis cinquante ans, la Coop envoyait deux employés pour récupérer les chariots qui traînent çà et là autour des immeubles. Le géant orange lui-même le reconnaissait en 2015:
Pour les employés de la Coop, le job est éreintant. L'un d'eux raconte:
Un travail rapidement très compliqué. Selon un reportage de CH Media (dont watson fait partie) de 2015, il faut près d'une heure aux deux employés pour rapporter les dizaines et les dizaines de chariots présents. Le record: 265 à ramener d'un seul coup. Sauf que cette tâche n'est théoriquement pas présente dans le cahier des charges des employés.
Mais les locaux ayant pris de mauvaises habitudes depuis des décennies, impossible de faire autrement. «Si on ne va pas les chercher, il n'y aurait pas de caddies présents au centre commercial le matin lorsque les clients arrivent», confie notre employé anonyme.
Et bien évidemment, aucun remerciement de la part des usagers, qui ont pris l'habitude des services rendus par les employés de la Coop.
Cette situation ne va sans abus. Sur les 300 à 400 chariots destinés aux clients du centre commercial de Telli, plus d'une centaine disparaissaient chaque année. Le prix d'une pièce coûtant entre 150 et 200 francs, plusieurs dizaines de milliers de francs sont perdus chaque année.
Sur 50 ans, cela fait plus d'un million de francs qui ont disparu des poches de la Coop. Et puis, il y a les frais déboursés par le géant orange pour payer ses employés pour aller les récupérer. Cela représenterait près de 100 000 francs par année. En 50 ans, cela représente 5 millions de francs. La facture est salée.
Mais en 2022, Coop a fini par se dire que la farce avait assez duré. Dans le sillage de la rénovation du magasin, estimée à 50 millions de francs, le géant orange en a profité pour changer ses caddies, y ajoutant un système de sécurité. Un grand panneau a été affiché devant le centre commercial:
Le système est malin: une bande magnétique incrustée dans le sol et présente à l'extérieur du magasin empêche les chariots de se déplacer en-dehors de l'enceinte voulue. Lorsque les caddies la dépassent, des verrous situés sur deux des quatre roues se bloquent.
Le truc est bien pensé: les freins aimantés sont situés sur les deux roues gauches du caddie, qui se met alors à tourner en rond, poussant naturellement son utilisateur à faire un 180° pour revenir dans la zone de la Coop. Une fois le rail repassé, les roues se débloquent à nouveau.
La Coop a justifié ce nouveau dispositif en indiquant que les différents types de sols sur lesquels les gens ont l'habitude de rouler — des pavés, en l'occurrence — pouvaient abîmer les roues des nouveaux caddies. Le géant orange invoque aussi une vague «raison de sécurité», une réponse qui a d'habitude le don de convaincre les Suisses alémaniques les plus récalcitrants.
Mais là, ça ne passe pas. On ne change pas une «tradition» de 50 ans sans fâcher les habitués. Sous une publication Facebook d'un groupe local, plus d'une centaine de commentaires ont agrémenté un post discutant de ce changement. Plusieurs grincheux appellent au boycott. Ils assurent qu'ils iront faire leurs courses chez Migros et Lidl, pour faire payer Coop comme il se doit. Notre employé anonyme dit ne pas arriver à comprendre pourquoi ces individus sont tant en colère.
Ces locaux en pétard n'auront toutefois pas réussi à faire valoir leurs arguments, à savoir que les personnes âgées et handicapées pourraient être en difficulté. Pour Coop, c'est bel et bien la fin d'une situation exceptionnelle qui aura duré 50 ans.
Le sondage de CH Media ne laisse pas de place au doute: 75% des personnes interrogées estiment qu'il n'y a aucune raison pour que les Argoviens disposent d'un traitement de faveur, votant pour «Personne n'a besoin de ramener son chariot jusqu'à la maison».
Du coup, certains locaux ont tenu promesse: ils ont déjà commencé à aller faire leurs courses chez Lidl... et embarquent les caddies avec eux, comme ils l'ont fait durant des années à la Coop. Le responsable local est sceptique, mais se veut tolérant pour l'instant.
Peut-être devrait-il aller discuter avec les employés de la Coop pour se rendre compte que s'il donne son petit doigt aux habitants, il va bientôt se faire manger tout le bras.
(Citations tirées des différents reportages de CH Media auquel watson appartient)