Comment un Vert et un UDC se sont alliés pour battre le Conseil fédéral
L’histoire commence il y a environ un an, lorsque l’ancienne ministre de la Défense, Viola Amherd, et le chancelier de la Confédération, Viktor Rossi, ont invité des représentants de l’économie, de la science et de la politique à discuter de la Suisse numérique. C'est là que le conseiller national vert Gerhard Andrey et le conseiller aux Etats UDC Werner Salzmann se sont lancés dans une conversation sur la cybersécurité nationale de la Suisse.
Gerhard Andrey est entrepreneur informatique, ancien candidat surprise pour un siège vert au Conseil fédéral et il utilise volontiers des anglicismes. Werner Salzmann est colonel, président d’honneur de la Fédération bernoise de tir sportif, et son dernier texte parlementaire s’intitule:
Les deux hommes que tout oppose se rejoignent désormais sur plusieurs points: leur méfiance envers les géants de la tech, qu'ils considèrent au service du président américain Donald Trump; leur conviction que l’Office fédéral de cybersécurité fait du bon travail, mais se retrouve de plus en plus démuni face aux cyberattaques visant les institutions civiles; enfin l’idée qu’il faudrait beaucoup plus d’argent pour remédier à tout ça.
Une cyberattaque toutes les 8,5 minutes en Suisse
L’Office fédéral de cybersécurité (OFCS) a une histoire particulière. L’ancienne ministre Viola Amherd l’a transféré du Département des finances à celui de la défense au 1er janvier 2024 afin de renforcer le poids de la cyberdéfense. Une manœuvre politique sans moyens financiers supplémentaires: seulement 800 000 francs de budget en plus.
La charge de travail, elle, a explosé. Dans son bilan semestriel 2024, l’OFCS a recensé deux fois plus de cyber-incidents qu’au semestre précédent. En moyenne, une nouvelle alerte arrive toutes les 8,5 minutes. Il s’agit d’appels frauduleux, d’attaques de phishing et d’autres attaques de hackers. La branche financière est particulièrement menacée. Et, comme le dit Werner Salzmann: «on a confié à l'OFCS des tâches qu’il n’a jamais pu accomplir.»
Lors de la session d’hiver, les deux hommes se sont donc retrouvés pour conclure un accord. Gerhard Andrey explique:
Dans leur motion, le Vert et le membre de l'UDC demandent une augmentation du budget de l'OFCS de 10 millions de francs dès 2026, 15 millions les années suivantes, soit environ le double du budget. Le dernier point est crucial: «Ces moyens supplémentaires doivent être compensés au sein du budget informatique de l’armée».
Lors de la session d'été, le Conseil des Etats examina la proposition de Salzmann. Le ministre de la Défense, Martin Pfister, s'y opposa, mais en vain: seuls six membres du Conseil des Etats partagèrent l'avis de Pfister.
Lettre cinglante du chef de l'armée suisse
S’ensuivit ce qui restera peut-être le dernier acte du chef de l’armée. Le 18 septembre, Thomas Süssli adressait une lettre sévère à Daniel Markwalder, délégué du Conseil fédéral à la transformation numérique. «Microsoft 365 – Rapport coûts-prestations déséquilibré», pouvait-on lire en en-tête. Le commandant de l’armée s’attaquait à la solution logicielle de Microsoft, «en grande partie inutilisable» pour le groupe Défense selon lui.
En cause, le Cloud Act, qui autorise les autorités américaines (FBI, CIA) à accéder aux données des entreprises américaines, même si elles proviennent de l’étranger. Ainsi, si des documents confidentiels sont traités avec Microsoft 365, il y a un risque que les autorités américaines puissent y accéder. Thomas Süssli écrivait ceci:
Face à la pression croissante sur les coûts de l’armée, il ne voulait pas assumer ces dépenses sans utilité claire. Et Süssli sait de quoi il parle: il a travaillé durant des années dans le secteur informatique.
Ironiquement, l'homme le plus important de Pfister a ainsi insufflé une nouvelle dynamique au sein du Bureau de la cybersécurité. Car le courrier de Süssli a été rendu public par le média alémanique Republik.
Les deux alliés politiques ont alors une idée: lier la compensation exigée à l’armée à un mandat concret: au lieu d’une coupe, l’armée doit consacrer 10 millions de son propre budget au développement d’une alternative open source à Microsoft Office. L’idée: l’armée et l’administration civile développent ensemble des solutions dont pourront profiter ensuite les acteurs privés.
Un tel projet d’une plateforme open source propre à l’administration n’est pas entièrement nouveau. La Chancellerie fédérale avait déjà lancé une étude de faisabilité. Cette plateforme est conçue pour servir d’alternative en cas de panne de Microsoft 365, mais aussi permettre le traitement sécurisé de documents sensibles au quotidien. En tant que logiciel open source, elle serait également accessible aux acteurs privés.
Le Parlement a récemment fait les gros titres en raison de fuites liées à la protection des données. Comme on le rapportait, des rapports sensibles pour la sécurité de la Suisse ont souvent été traités de manière douteuse.
La dernière opposition de Keller-Sutter
Les choses se sont alors accélérées. Gerhard Andrey, membre à la fois de la commission de la politique de sécurité et de la commission des finances, a présenté la proposition révisée lors des débats budgétaires. L'obligation pour le Département fédéral de la défense (VBS) de compenser en interne les dix millions de francs est levée; ces fonds seront désormais affectés à un investissement dans une nouvelle plateforme.
Le Fribourgeois a obtenu un large soutien de la part des deux commissions du Conseil national. Le fait que la demande soit portée par des élus issus d’horizons opposés a aidé beaucoup. Werner Salzmann le souligne:
En début de session, le politicien bernois fit adopter le projet de loi par le Conseil des Etats sans opposition notable. Le lundi suivant, ce fut au tour d'Andrey. Dans l'hémicycle du Conseil national, la ministre des Finances, Karin Keller-Sutter, tenta une dernière manœuvre: elle suggéra d'augmenter le budget de la BACS de 7,5 millions de francs, «mais pas de 10 millions puis de 15 millions». Il s'agissait là, selon elle, d'un compromis.
Son intervention ne portera pas ses fruits. Les chefs de groupe parlementaire se sont succédé à la tribune pour s'exprimer en faveur de la motion. Au final, Gerhard Andrey et Werner Salzmann ont réussi l’exploit de faire voter le Conseil national à l’unanimité contre le Conseil fédéral. Le coup de maître de deux opposants sous la coupole fédérale est un succès sur toute la ligne.
Traduit de l'allemand par Anne Castella
