Leonard Schliesser est chercheur principal au sein de l’équipe Risque et Résilience du Center for Security Studies (CSS) de l’EPFZ. Ses travaux portent notamment sur «la protection des infrastructures critiques, la défense civile ainsi que sur des scénarios improbables à fort potentiel catastrophique, comme les pannes de courant généralisées», indique le site de l’université.
En décembre dernier, il a publié une analyse sur le risque de panne d'électricité en Europe. «En tant que coupures de courant à grande échelle et de longue durée, les black-out peuvent avoir un impact considérable sur la société», peut-on y lire.
Avec la panne d'électricité dans certaines régions d'Espagne, du Portugal et de France, les conclusions de Leonard Schliesser sont plus que jamais d'actualité. Dans l'interview qu'il nous a accordée, il explique le contexte du black-out et évalue les risques auxquels la Suisse est exposée.
L'Espagne et le Portugal se sont presque retrouvés à l'arrêt. Un black-out de cette ampleur en Europe vous a-t-il surpris?
Leonard Schliesser: Un tel événement survient toujours de manière imprévue, j'ai donc été surpris. Mais j'étais bien conscient que cela pouvait arriver.
Ces événements sont-ils de plus en plus fréquents?
Il s’agit ici d’événements rares aux conséquences potentiellement majeures. Contrairement, par exemple, aux inondations, il est pratiquement impossible de leur attribuer une probabilité d’occurrence, faute de base statistique suffisante.
En 2024, vous avertissiez que les pannes d'électricité pourraient rapidement provoquer un effet domino dans le système électrique actuel.
Heureusement, cela ne s'est pas produit, car les mécanismes de défense du réseau, notamment en France, ont fonctionné à temps et ont permis d'isoler le black-out dans la péninsule Ibérique.
Que faut-il comprendre par de tels mécanismes?
La notion de «défense» peut paraître militariste. Cependant, on peut la concevoir comme un système de protection, similaire à un disjoncteur domestique. En cas de surcharge, les composants du réseau électrique — tels que les transformateurs, les générateurs ou les consommateurs — sont déconnectés du réseau.
Les effets ont-ils été ressentis en Suisse?
Un black-out de cette ampleur entraîne également une baisse de fréquence dans le reste de l'Europe. Mais celle-ci se situait dans une fourchette où des mesures habituelles pouvaient remédier au problème.
Concrètement, cela signifie que quelques centrales de pompage-turbinage ou d'autres centrales de réserve ont lâché de l'eau à court terme et ont injecté de l'électricité dans le réseau.
Exactement! Il s'agit ici de fournir de l'énergie de régulation à court terme. Les accumulateurs de pompage sont des fournisseurs classiques qui peuvent fournir de l'énergie en quelques secondes.
Un scénario similaire à celui de l'Espagne est-il envisageable en Suisse?
La question n’est pas de savoir si, mais quand. En 2003 déjà, une importante panne d’électricité a touché l’Italie et a eu des répercussions jusqu’en Suisse. La plupart des gens ne s’en souviennent même pas, car l’électricité est une infrastructure peu visible. Interrupteurs, machines à café, téléphones portables: dans notre société, la plupart de ces processus sont devenus si automatisés que nous n’en avons même plus conscience. Or, la psychologie comportementale montre que cela fausse notre perception.
Quel est le rôle de la transition vers les énergies renouvelables dans ce contexte?
D’un point de vue scientifique, il est difficile d’évaluer la situation, car, comme mentionné, il n’existe pas de base statistique solide. De manière générale, on peut toutefois dire que de nombreux pays européens ferment leurs centrales conventionnelles. Or, ces dernières, grâce à leurs grands générateurs, jouaient un rôle d’amortisseurs en cas de fluctuations.
A l’avenir, à mesure que l’on apprendra à mieux gérer ces défis, cette probabilité devrait à nouveau diminuer.
En Suisse, on a surtout parlé ces dernières années d'une pénurie d'électricité. Mais cet événement en Espagne n'a rien à voir avec cela.
Non. Une pénurie d'électricité s'étend sur une longue période et signifie que l'on ne peut couvrir qu'une partie de ses besoins en énergie. Ce phénomène est très connu, notamment en Afrique du Sud. En cas de black-out, c'est tout un réseau qui est privé d'électricité.
Comment évaluez-vous la résilience de la Suisse en cas de panne de courant à grande échelle sur son propre territoire?
Je pense qu’en raison du risque accru de pénurie d’électricité, beaucoup de choses ont déjà évolué. Les infrastructures critiques, comme les sites chimiques, les stations de traitement de l’eau ou les établissements de santé, ont revu leurs plans et investi là où c’était nécessaire. La Suisse est sensibilisée.
En Espagne, un grand magasin aurait pallié la panne d'électricité en installant des générateurs sur le toit: les clients auraient pu continuer à faire leurs achats sans souci. C'est ça l'avenir: prévoir pour soi-même?
Je préférerais en fait ne pas répondre à cette question, car elle est d’ordre politique. Bien sûr, il est logique de disposer d’une alimentation de secours. C’est d’ailleurs presque devenu la norme dans les entrepôts frigorifiques de grande capacité, car une rupture de la chaîne du froid impliquerait de jeter l’ensemble des marchandises.
Ce qui importe avant tout, c’est que les piliers essentiels de la société continuent de fonctionner, même en cas de coupure.
Vous écrivez qu’une société ne serait qu’à neuf repas de l’anarchie. Cela semble, à première vue, dramatique.
Des études empiriques montrent qu’un ménage moyen dispose de provisions pour environ 72 heures. Passé ce délai, la situation devient critique. Par ailleurs — et cela a pu être observé dès les premières heures en Espagne — la perte des moyens de télécommunication suscite rapidement de l’angoisse. Ne pas savoir ce qui va se passer peut rendre la situation très vite dramatique.
Que conseilleriez-vous?
Prendre des précautions! Une prévoyance individuelle en cas d'urgence est en fait un devoir civique, ou du moins devrait l'être. On peut ensuite se demander si cela doit être 72 heures ou deux semaines. Je ferais dépendre cela de la tolérance individuelle aux situations d'urgence.
Traduit et adapté par Noëline Flippe