Des milliers de personnes le longent chaque jour: niché dans le giron des Alpes de la Bernina (GR) et de Livigno, le Lago Bianco repose à plus de 2200 mètres d'altitude. Avec ses eaux bleu glacé, il est le sujet de photos de nombreux touristes tassés dans le Bernina Express, mais pas uniquement. Le réservoir illustre également les errements de la politique énergétique suisse de la dernière décennie.
Au début des années 2000, l'espoir d'une nouvelle technique a germé : les centrales de pompage-turbinage. Elles permettent de pomper de l'eau dans une réserve à des tarifs d'électricité avantageux et de la relâcher plus tard en la turbinant. Dix à vingt pour cent de l'énergie est perdue lors de ce processus. Une marge aussi importante que possible pour les exploitants de centrales électriques est réalisée lorsque les prix de l'énergie montent et descendent en ordre serré.
Deux hypothèses, qui se sont révélées fausses par la suite, ont nourri cette confiance. D'une part, il existait à l'époque une électricité très bon marché, surtout la nuit, car personne ne rechargeait encore sa voiture électrique jusqu'au matin. Et d'autre part, notamment en raison de deux référendums, il existait une confiance justifiée dans un avenir avec l'énergie nucléaire. Cette énergie, les entreprises d'électricité veulent se l'approprier la nuit grâce au pompage-turbinage. Les critiques parlaient déjà à l'époque de greenwashing.
En novembre 2010, le groupe électrique Repower remporte la votation pour une nouvelle centrale électrique sur le Lago Bianco. 78 pour cent des habitants de Poschiavo approuvent le projet. Pendant une courte période, c'est-à-dire une trentaine d'heures, cette centrale pourrait fournir à pleine charge la même quantité d'électricité que la centrale nucléaire de Gösgen. Ce jour-là, Kurt Bobst, CEO de Repower, déclare aux médias:
C'est une promesse à courte durée de vie, car dès 2011, les choses changent radicalement. Un tsunami détruit quatre réacteurs à Fukushima et, en Suisse, la certitude que l'énergie nucléaire est sûre. En mai 2012, la ministre de l'énergie de l'époque, Doris Leuthard, souligne l'importance des centrales de pompage-turbinage pour la stratégie énergétique:
Mais lorsqu'en 2015, le canton des Grisons donne sa bénédiction à Repower pour la construction de la centrale de pompage-turbinage sur le Lago Bianco, l'enthousiasme du groupe électrique s'est refroidi depuis longtemps. La rentabilité n'est pas garantie, fait savoir Repower. Les fluctuations du prix de l'électricité sont trop faibles. Dans les années à venir, l'entreprise énergétique réalise des centrales solaires en Italie, des parcs éoliens en Allemagne et reporte le projet Lago Bianco à une date indéterminée.
Dix ans plus tard, le monde est à nouveau différent. La guerre en Ukraine alimente le débat sur la production nationale d'électricité, que le Parlement soutient et marque de son empreinte. Le point culminant du débat est une offensive solaire, créée de toutes pièces en l'espace d'une session. La loi prévoit des subventions publiques allant jusqu'à 60 pour cent en faveur d'installations solaires alpines suisses capables de fournir un peu d'électricité d'ici 2025.
Pendant deux ans, les marchés sont devenus fous. Les groupes électriques menacent de manquer de liquidités. Pour Axpo, la Confédération laisse même entrevoir un plan de sauvetage de plusieurs milliards. Peu de temps après, elles enregistrent des bénéfices de plusieurs milliards. Repower connaît également une année record: en 2023, son bénéfice opérationnel s'élève à 371 millions. Heureux celui qui, de nos jours, peut produire de l'électricité locale, surtout en hiver. Une nouvelle installation éolienne, construite pour les 40 prochaines années, peut ainsi être amortie de moitié en l'espace d'un an.
Les centrales suisses de pompage-turbinage qui ont survécu à la dépression nucléaire contribuent également au chiffre d'affaires. Axpo avec Linth-Limmern et Alpiq avec Nant de Drance ont chacune une installation de ce type dans leur portefeuille. La centrale du Nant de Drance est raccordée au réseau depuis deux ans et dépasse les attentes, selon Antje Kanngiesser, CEO d'Alpiq. Elle a déclaré au début de l'année à la SRF qu'elle était convaincue que ce modèle commercial resterait attractif à l'avenir.
A court terme, ce pronostic semble se vérifier. Depuis quelques semaines, la Suisse connaît-elle aussi un nouveau phénomène: des prix de l'électricité négatifs à midi, et ce un jour de semaine. Fini le temps où l'on ne pouvait pas faire la lessive à midi parce que la moitié de la Suisse était aux fourneaux.
La raison en est le boom européen des énergies renouvelables, en particulier l'éolien et le solaire. Dès 2020, une étude de la Confédération a constaté que celles-ci avaient un effet sur ce que l'on appelle l'ordre de mérite:
Ou, pour simplifier: si le soleil brille ou si le vent souffle, il y a soudain trop d'électricité et le prix bascule dans le négatif.
Les personnes qui ont une installation solaire sur son toit s'énervent: elles doivent même payer plus cher pour injecter de l'électricité dans le réseau. Pour les centrales de pompage-turbinage, en revanche, c'est l'heure de gloire: maintenant, elles gagnent de l'argent non seulement en turbinant, mais aussi en utilisant l'électricité pour remonter l'eau dans la réserve.
Les centrales de pompage-turbinage seraient encore mieux loties avec un accord européen sur l'électricité. Actuellement, l'UE ne permet pas à la Suisse de participer au commerce intrajournalier sans aucune barrière. L'électricité y change de propriétaire par blocs d'un quart d'heure jusqu'à cinq minutes avant le début de la livraison. Dans ce contexte, les centrales électriques flexibles sont un atout particulier, notamment pour maîtriser rapidement les goulets d'étranglement et les excédents sur le réseau.
Le permis de construire pour une centrale de pompage-turbinage sur le Lago Bianco est encore valable jusqu'en 2027, et doit maintenant être prolongé à titre préventif. Selon Repower, il est «très improbable» que les pelleteuses et les foreuses sortent d'ici là, comme le laisse entendre un porte-parole. L'investissement, qui pourrait atteindre trois milliards de francs, est trop délicat. Du moins s'il fallait l'assumer seul. Au lieu de cela, Repower entreprend des rénovations et étudie la possibilité de rehausser légèrement le barrage, comme cela avait été prévu en préparation d'un pompage-turbinage.
Après l'expérience du Solarexpress, le groupe électrique lorgne également sur une participation de l'Etat dans les centrales de pompage-turbinage. Un porte-parole déclare:
Car en fin de compte, ces installations sont construites pour les 80, voire 100 prochaines années. «Et comme chacun sait, le marché évolue rapidement».