A une semaine d'intervalle, le contraste est frappant: une semaine après que le Conseil fédéral a été réélu à Berne dans un esprit de concorde et d'harmonie, l'Assemblée nationale française est au milieu d'une tempête politique plus vue depuis longtemps. En cause: l'adoption d'une loi sur l'immigration qui déchire la classe politique de l'Hexagone, qu'il s'agisse du Parlement ou du gouvernement, qui a déjà vu la démission d'un ministre.
Comment expliquer que la France et la Suisse, deux pays occidentaux voisins, partageant nombre de valeurs et en partie la même langue, puissent voir au sein de leurs institutions une différence d'entente si flagrante? Pour éclairer notre lanterne, nous sommes allés discuter de ces divergences avec Paul Cébille, chef de projet Opinion au Ministère de l'éducation nationale, mais aussi anciennement chargé d'études à l'Institut français d'opinion publique (IFOP), qui éclaire régulièrement l'Hexagone sur l'état de son électorat, membre de l'Observatoire de l’opinion de l'Institut Jean-Jaurès et de Sciences Po Strasbourg.
L'expert compte notamment plusieurs milliers de followers sur le réseau social X et fait régulièrement découvrir aux Français le système suisse, qu'il s'agisse du Conseil fédéral, du fonctionnement du Parlement ou du principe de référendum.
Vous ne retiendrez pas les noms mais voici l'image de ceux qui dirigent la 20e puissance mondiale, la Suisse
— Paul Cébille (@Ellibec) December 14, 2023
La profession de leurs parents, leur profession et leur parti politique
Un pays de classes moyennes, parmi les plus riches du monde, dirigé par des classes moyennes pic.twitter.com/MMz08bVfJn
En Suisse, les citoyens élisent le Parlement, qui lui-même élit le Conseil fédéral. En France, le président est élu directement par le peuple, puis celui-ci forme son gouvernement. Que penser de ces systèmes respectifs?
Paul Cébille: Cela en dit beaucoup de la confiance que le peuple suisse porte dans le système: les citoyens confient à leurs parlementaires la capacité de faire des choix qu'ils jugent éclairés.
Au sein des institutions françaises, il existe beaucoup de mécaniques qui dévoilent une méfiance, voire une défiance entre les différents acteurs. L'action de l'Assemblée nationale française est d'ailleurs surveillée par les membres du Conseil constitutionnel. A ce titre, la Suisse a un système de fonctionnement presque archaïque, dans le bon sens du terme.
Lors de l'élection de Beat Jans, vous avez relevé sa réaction face à sa famille au Parlement, sur X. Une scène touchante que vous avez décrit comme une «mignonnerie». Impossible en France?
C'est un exemple qui dénote d'une ambiance politique bien moins tendue. A Berne, on ne considère pas les partis opposés comme des ennemis et l'ambiance est plus légère, il y a même de l'affection entre les parlementaires.
Et bien sûr la "touche suisse" de mignonerie comme toujours ❤️🇨🇭https://t.co/dyeesri0XB
— Paul Cébille (@Ellibec) December 13, 2023
La France comprend-elle le système suisse?
Les Français diraient certainement qu'un tel système ne fonctionnerait jamais dans leur pays et que la Suisse est un pays illibéral. Il y a cette idée latente qu'on pourrait tomber dans une dictature sans garde-fou pour surveiller ceux qui détiennent le pouvoir, comme le fait le Conseil constitutionnel. En Suisse, le peuple peut tout de même modifier la Constitution avec une initiative populaire, c'est impensable en France! Je vais vous sortir une flatterie, mais il y a une vraie sorte de sagesse populaire chez vous.
Malgré son système éducatif et social qui serait qualifié d'inégalitaire en France, la Suisse peut encore compter sur son ascenseur social
— Paul Cébille (@Ellibec) December 13, 2023
Tous les ministres du gouvernement sont fils ou filles d'agriculteurs, commerçants, restaurateurs ou encore ouvriers https://t.co/GELgSSUtXn
Qu'est-ce que la France peut apprendre politiquement de la Suisse, et vice-versa?
Les Français ont voté à droite en 2007, à gauche en 2012 et pour Macron en 2017, avec l'impression que rien ne change. Les citoyens sont déçus. Il faut le dire, les Français ne connaissent rien de la politique helvétique. Mais s'il y a une chose qu'ils souhaitent et qui existe bel et bien chez vous, ce sont des relations apaisées entre les élus. C'est un peu utopiste, mais il faudrait une énergie un peu plus positive. Cela nous manque cruellement.
Lors des dernières élections législatives, on a vu le terme «ingouvernable» fleurir en tous sens, car il n'y avait pas de parti majoritaire, alors que c'est la norme ici. Une France sans majorité est-elle forcément ingouvernable?
C'est malheureusement l'habitude qu'on a prise de ce côté-ci de la frontière. Qu'on ne s'y trompe pas: le gouvernement arrive à faire passer des projets avec une majorité relative, en fonction du sujet. Mais sur certains sujets sensibles, cela rend les choses vite très délicates. Regardez la loi immigration, qui a agité les esprits cette semaine à l'Assemblée nationale. Elle a été retoquée dans sa première version, car l'extrême-gauche et l'extrême-droite ont voté ensemble contre elle. Ils ont fait tomber la loi, mais il n'y avait pas de solution de rechange. Les politiciens français n'ont pas l'habitude de retravailler leurs textes pour revenir devant la Chambre et devoir convaincre.
Cela a lieu entre les partis, mais aussi entre l'Assemblée et le gouvernement. On l'a vu avec les retraites, où l'outil radical du 49.3 a été utilisé: soit la loi tombe, soit c'est le gouvernement. En Suisse, les partis auraient au moins tenté de coopérer, en dialogue avec le gouvernement, pour trouver une solution commune.
Lors de son speech de départ, Alain Berset a justement fait l'éloge de la lenteur de la complexité. Des valeurs «très suisses», non?
Oui, et c'est remarquable que cela soit revendiqué ainsi. C'est un autre élément: à l'Assemblée nationale, on veut aller le plus vite possible pour régler les problèmes. Revenons sur cette loi immigration: il y a eu environ 30 lois sur cette thématique votées depuis les années 1980, et elles ne fonctionnent pas. Je crois que beaucoup de choses se jouent aussi au niveau du référendum: lorsque trois ans de travail sont écartés d'un coup parce que le peuple dit «non», cela rend les choses très claires. Le travail en amont se doit alors d'être beaucoup plus solide, on doit réfléchir aux détails et la loi est mieux adaptée aux défis qu'elle veut résoudre. Cette lenteur est mal perçue en France, où l'Assemblée ne réfléchit pas toujours à toutes les conséquences possibles avant de voter.
Quels seraient les enjeux de l'application du système du référendum en France?
En fait, il existe déjà, en partie! Techniquement, il s'agit du référendum d'initiative partagée. Il doit être soutenu par un cinquième de l'Assemblée nationale puis un dixième des électeurs. Mais il n'a jamais été utilisé. Juridiquement, c'est facile à mettre en place. Le blocage est plutôt au niveau politique: il faut ensuite que le résultat soit accepté par le Conseil constitutionnel et il faut également que la proposition soit conforme à la loi européenne. Cela dissuade de l'utiliser.
On dit parfois que le référendum fonctionne surtout en Suisse, car c'est un petit pays. Qu'en pensez-vous?
Pas forcément. Regardez la Belgique, similaire niveau taille et population, et pourtant elle se déchire politiquement en permanence. Non, je crois bien que c'est le système politique et la présence du référendum et de l'initiative populaire qui font la différence. C'est une soupape d'expression très puissante, permettant de faire retomber la pression. D'ailleurs, il y a un autre contre-exemple de grand «pays» fonctionnant très bien avec ces outils: la Californie.
La Californie?
Oui. C'est l'Etat le plus peuplé des Etats-Unis: 40 millions de personnes, soit les deux tiers de la France, et à peu près le même PIB. Je vais même vous affirmer autre chose:
Il y existe un outil d'initiative et de référendum populaire, législatif comme constitutionnel. Les lois et les articles de la Constitution de l'Etat peuvent être annulés si nécessaire. Le peuple est obligé d'être consulté en cas de dépenses trop importantes de la part de l'Etat et il y a même une possibilité de révoquer le gouverneur — c'est d'ailleurs grâce à cela que Schwarzenegger a été élu à ce poste, en 2003. Ce système n'est pas utopique et il est parfaitement possible de le mettre en place dans un Etat de plusieurs dizaines de millions d'habitants.
Les Etats-Unis n'étaient-ils pas plus démocratiques dès leur création, en 1776?
Non, car ces outils de démocratie directe sont arrivés aux Etats-Unis dans les années 1910, près de 140 ans après leur fondation.
A sa création en 1848, le Parlement était élu sur le scrutin majoritaire, ce qui a permis aux radicaux de l'époque de gouverner sans partage durant quarante ans puis en tolérant un ou deux conservateurs au Conseil fédéral. Avec l'introduction du scrutin proportionnel en 1919, les institutions ont été obligées d'intégrer au Parlement puis au gouvernement les paysans puis les socialistes. Je note d'ailleurs que le scrutin proportionnel a justement été imposé au Conseil fédéral par l’initiative populaire. On peut toujours améliorer son système et y amener de nouveaux outils politiques.