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«Cette dérive vis-à-vis des juifs en Romandie est dangereuse»

Des figurants déguisés en juifs orthodoxes aux derniers Brandons de Payerne. La professeure Christina Späti.
Des figurants déguisés en juifs orthodoxes aux derniers Brandons de Payerne. La professeure Christina Späti.image: dr

«Cette dérive vis-à-vis des juifs en Romandie est dangereuse»

Professeur d'Histoire contemporaine à l'Université de Fribourg, Christina Späti met en garde contre l'essentialisation des juifs en Suisse romande et, plus largement, contre la banalisation de l'antisémitisme en Europe, qui pourrait être «préjudiciable à nos sociétés démocratiques», dit-elle. Interview.
20.09.2025, 08:1321.09.2025, 14:17

Ces derniers mois ont été marqués par plusieurs épisodes antisémites témoignant d’une rupture d'un tabou, constate dans une interview à watson Christina Späti, professeure d’Histoire contemporaine à l’Université de Fribourg. Cette semaine, un commerçant du Nord de l’Allemagne a collé une affiche «Interdit aux juifs» sur sa vitrine.

«Pour ou contre les juifs?»

Le 24 août en France, dans un groupe WhatsApp qui réunit toute la promotion de première année de licence économie de l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, un étudiant a provoqué la sidération en envoyant cette question: «Pour ou contre les juifs?», rapporte Le Figaro. Le 15 septembre, plusieurs étudiants aux noms à consonance juive ont été écartés d’un nouveau groupe de promotion, cette fois-ci sur Instagram. En Suisse romande, près de 1800 incidents à caractère antisémite ont été rapportés en 2024 par la CICAD, la Coordination intercommunautaire contre l'antisémitisme et la diffamation, soit un bon de 90% par rapport à l'année précédente.

L'expression désinhibée de l’antisémitisme, dans des cercles où elle n’avait d’habitude pas cours, est quelque chose de nouveau. Qu’en déduire? Spécialiste du national-socialisme et de l’Holocauste à l’Université de Fribourg et par ailleurs professeure à Unidistance Suisse, Christina Späti, a répondu aux questions de watson.

Qu’est-ce qui explique, selon vous, aujourd’hui, cette expression au grand jour de l’antisémitisme venant de personnes n’appartenant pas aux cercles antisémites habituels que sont les mouvements néonazis ou l’islamisme radical?
Christina Späti: On se tromperait, je crois, en pensant que l’antisémitisme était jusque-là uniquement le fait de milieux d’extrême droite ou islamistes radicaux.

«Ces milieux ont toujours exprimé leur antisémitisme pour la raison que, pour eux, l’antisémitisme n’est pas un tabou»

L’extrême droite, en Allemagne en tout cas, s’identifie au national-socialisme. Pas de surprise de ce côté, donc. Après 1945, l’antisémitisme est devenu un tabou. Or, on constate à présent une rupture du tabou. Cela remonte au massacre du Hamas du 7 octobre 2023 en Israël et à ses suites meurtrières à Gaza.

Les massacres de civils commis par l’armée israélienne à Gaza donnent-ils un prétexte à une expression antisémite autrefois contenue?
Oui, ce raisonnement, si l’on peut dire, est à l’œuvre dans l’expression antisémite.

«Si Israël commet des crimes de guerre, voire un génocide selon les conclusions récentes d’une commission de l’ONU, alors certains pensent qu’il est aujourd’hui permis d’exprimer des propos antisémites»

Les exactions commises par Israël sur la population civile n’ôtent rien au caractère antisémite de certains propos.

La digue qui retient de verser davantage dans l’antisémitisme en Europe risque-t-elle de se fissurer plus encore à l’avenir?
Difficile de répondre à cette question. On constate pour l’heure une augmentation des propos et actes antisémites en Europe. Un glissement s’observe.

«Le fait qu’on ait moins honte d’apparaître comme antisémite ou, plus simplement, qu’on soit moins sensible aux discours contre l’antisémitisme, pourrait poser des problèmes aux juifs qui vivent en Europe et, en fin de compte, à nos sociétés démocratiques»

Il existe une grande pluralité parmi les juifs d'Europe quant aux jugements portées sur les actions d'Israël. Ce pluralisme est de plus en plus masqué par une tendance à l'essentialisation des Juifs.

Comme d’autres observateurs, diriez-vous qu’il y a en Suisse une différence de sensibilité sur la question israélo-palestinienne entre Alémaniques et Romands?
Oui. D’une manière générale, parce que la Suisse alémanique appartient à l’ère germanique, le tabou de l’antisémitisme, en raison de l’entreprise d’extermination des juifs d’Europe par le national-socialisme, reste très fort.

«Et la presse est vigilante, elle attire souvent l'attention sur ce qu'il peut y avoir d'antisémite dans les critiques à l'égard d'Israël»

Et en Suisse romande?
En Suisse romande, on est davantage sous l’influence française. La politique de la France envers Israël est plus critique que celle de l’Allemagne, la France devant reconnaître le 22 septembre à l’ONU l’Etat palestinien. J’ajouterais qu’il y a en Suisse romande une tendance à faire une généralisation des juifs au regard de la politique israélienne. On l’a vu avec la décision de ce cinéma genevois de ne pas s’associer à un festival du film juif, juif et non pas israélien.

«Cette dérive consistant à essentialiser les juifs en Suisse romande est, je trouve, dangereuse»

Cela dit, on constate aussi une politisation de l’antisémitisme.

Que voulez-vous dire?
Il y a à droite de l’échiquier politique suisse une politisation de l’antisémitisme contre la gauche, qui se voit accusée d’être antisémite dès lors qu’elle émet des critiques contre Israël. Mais de l’autre côté, il y a une gauche qui pense, à tort selon moi, que, parce que certaines de ses déclarations contre Israël seraient instrumentalisées par la droite, elles seraient exemptes d’antisémitisme, alors qu’elles n’en sont pas toutes exemptes.

Quelle définition donneriez-vous de l’antisémitisme?
L’antisémitisme est une attitude qui recourt à de vieux préjugés et stéréotypes pour caractériser les juifs du fait même qu’ils sont juifs. C’est un procédé essentialisant qui prétend qu’une personne a une opinion ou une manière d’être particulière au seul motif qu’elle est juive. Ce qui s’est passé récemment en France dans cette boucle WhatsApp et sur ce compte Instagram est clairement de l’antisémitisme.

L’antisionisme, qui s’oppose soit à l’existence d’Israël comme État juif, soit à l’expansionnisme colonial d’Israël depuis la guerre des Six Jours, peut-il être aussi un antisémitisme?
Pour déterminer si l'antisionisme est antisémite, il faut examiner s'il s'agit d'une critique dirigée contre l'État d'Israël ou d'une généralisation qui concerne les juifs en général. Cela devient problématique, par exemple, lorsque l'on conteste le droit d'Israël à exister, car plus de sept millions de juifs y vivent. Cela signifie que leur existence et leur droit à l'autodétermination doivent être respectés.

«Il est également délicat d'assimiler les sionistes aux nazis, car cela minimise les crimes nazis et montre clairement que, dans de tels cas, les sionistes sont assimilés aux juifs»

En outre, la critique d'Israël s'appuie parfois sur des préjugés, des images et des symboles antisémites traditionnels.

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