Ils vivent leur situation comme une «déchéance», une «trahison». Ils se sentent «rejetés», pareils à des «pestiférés».
Ce vendredi 5 septembre, nous avons rendez-vous avec un groupe de parents, réunis pour l’occasion chez Patrick et Stéphanie, propriétaires d’une maison avec jardin acquise en 2021, à Malagny, en France, dans la région frontalière appelée le Grand Genève. C'est la fin de l'après-midi. Il fait bon. Tout, dans cette belle campagne proprette, invite au bonheur. Et pourtant.
Les personnes citées dans cet article, les prénoms ayant été changés, sont de nationalité suisse, franco-suisse pour certaines. La journée, elles pendulent entre leur domicile français et leur lieu de travail helvétique, situé en territoire genevois. Fuyant des loyers hors de prix et un foncier hors de portée, elles ont fait le choix de quitter le canton de Genève et la Suisse pour s’installer dans cette France voisine moins chère en tout, à commencer par les maisons. L’idéal, quand on a des enfants.
C’est pour eux, pour l’heure encore scolarisés côté genevois et non pas en France en vertu d'un système dérogatoire, que ces papas et mamans se font de la bile. Mais, derrière la défense des enfants, on sent que l’amour-propre des parents en a pris un coup. Ils ne digèrent pas la décision de la ministre genevoise de l’instruction publique, Anne Hiltpold, annoncée le 11 juin dernier «sans concertation préalable», de ne plus accepter dans les classes du canton 2500 élèves frontaliers, dont 80% sont issus de familles suisses.
On a bien entendu: frontaliers. Fabrice, profession dentiste, encaisse mal:
Pour se mettre en conformité avec la loi de leur nouveau pays de résidence, ces frontaliers suisses ont mis des plaques françaises à leur voiture. «L’autre jour, l’un d’eux a été menacé d’un geste mimant un égorgement», rapporte Patrick, fonctionnaire, qui a changé ses plaques lui aussi. A Genève, on n’aime pas trop les «frontaliers».
Ces parents n’imaginaient pas éprouver un jour un tel sentiment de «déclassement». Stéphanie, infirmière en addictologie, se souvient:
Stéphanie et Patrick en ont deux, Elodie, 17 ans, en deuxième année de collège (l’équivalent du gymnase ou du lycée), et Nicolas, 15 ans, qui vient d’entrer en dernière année de cycle d’orientation et qui se destine plutôt à un apprentissage.
La mesure prise par Anne Hiltpold, qui devrait faire économiser 27 millions de francs au canton de Genève, n’entrera en vigueur qu’à la rentrée 2026, soit l’an prochain. Les choses se mettront en place progressivement. Les élèves pourront terminer leur cursus entamé en Suisse, que ce soit en primaire, au cycle d’orientation ou au collège. Mais ils devront prendre le chemin de l’Education nationale française arrivés au terme de l'un d'eux, au passage du primaire au secondaire, par exemple.
Ces changements étaient dans l’air depuis 2019. Sauf que les parents avaient la garantie, ou la certitude, que leurs enfants pourraient aller à l’école dans le canton de Genève, dès lors que l’un d’eux au moins y aurait commencé sa scolarité avant cette année charnière. Cela, dans le souci louable de ne pas «casser» la fratrie. Plus que des plans de carrière, ce sont des plans de vie qui partent aujourd'hui en fumée.
«Madame Hiltpold nous traite avec mépris», fulmine Fabrice. Père de deux enfants, Lisa, 12 ans, au cycle d’orientation, Thomas, 10 ans, en primaire, il prévient:
La réputation du système éducatif français, avec ses grèves et ses faits divers parfois dramatiques, serait-elle à ce point rédhibitoire? Fabrice jure que non:
Sa fille Lisa, présente comme d’autres enfants et adolescents à la table de jardin de la maison de Malagny, un hameau appartenant à la commune de Viry, prend la parole:
La France pourrait mal prendre ce refus suisse d’intégrer l’école de la République, se dit-on. Apparemment, il n’en est rien. Une question de coûts, liée aux capacités d’accueil qu’il faudrait agrandir, comme l'indiquait la semaine dernière à watson la députée de Haute-Savoie Virginie Duby-Muller. La crainte d’un manque à gagner, ensuite: si les familles suisses frontalières décidaient de quitter le territoire français pour ne pas avoir à y inscrire leurs enfants à l’école, c’en serait fini de la rétrocession à la France d’une partie de l’impôt à la source prélevé en Suisse.
L’argent n’est pas tout. Les avantages d'une LAMAL moins onéreuse, doublée d'un accès aux soins de la Sécu, ne font pas oublier le reste. Les valeurs, l’histoire, la géographie, l’identité: rien de cela n’était censé être en jeu lorsque ces familles suisses sont venues s’installer dans des villages français jouxtant le canton de Genève. Elles n’avaient pas intégré que leur progéniture apprendrait un jour les dates des batailles de Bouvines et d’Azincourt et non plus celles de Morgarten et de Morat.
Si Elodie, l’aînée de Patrick et Stéphanie, semble tirée d’affaire – «mais il ne faudrait pas qu’elle ait des difficultés au collège», avertit sa mère –, ce n’est pas le cas de son petit frère Nicolas.
Adjointe administrative, Julia est la mère de Paul et Lucie, 11 et 6 ans, tous deux en primaire. Elle partage l'avis de Stéphanie. «Les chances ne sont pas tout à fait les mêmes pour la formation professionnelle, dit-elle. Il est inconcevable que mon fils change de système maintenant.» Elle est moins catégorique pour la dernière:
Les enfants des parents rencontrés à Malagny évitent de dire à leurs copains et copines d’école qu’ils habitent en France.
«On entend dire que c’est de notre faute s’il n’y a pas assez de places dans les écoles du canton du Genève, mais c’est faux. Nos enfants sont de toute manière compris dans les effectifs de départ comme élèves suisses», affirme Julia.
Cette affaire de «frontaliers suisses» menace jusqu'à la paix des familles. «Ma sœur, qui habite Genève, ne comprend pas pourquoi nous ne voulons pas scolariser nos enfants en France. Elle me dit que l’école en France, c’est pas si mal que ça», relate Julien, qui travaille à l’Université de Genève. Pas si mal que ça? Il montre la photo du portique de sécurité du lycée «Madame De Staël» de Saint-Julien, en France voisine, où ses enfants, Romane et Jonas, 13 et 11 ans, iront peut-être un jour. Cette perspective ne le réjouit pas. Julien pousse un soupir:
Romane a imaginé son avenir français en un dessin: le drapeau suisse se décompose, les mots «profs», «allemand» et «amis» sont barrés d’une croix. «Je ne veux pas aller à l’école en France», dit-elle, craignant peut-être d’y être rejetée. Indésirées en Suisse et France: ces familles n’avaient pas signé pour ça en achetant leur maison l’autre côté de la frontière. Elles ont déposé des recours devant la Chambre constitutionnelle genevoise pour qu'elle examine la légalité de la décision de la conseillère d'Etat Anne Hiltpold.
Tout espoir n'est peut-être pas perdu. Si Nicolas, 15 ans, le fils de Patrick et Stéphanie, a ses amis scouts en Suisse, il s'est engagé chez les pompiers volontaires du hameau français de Malagny et alentour. Sa grande sœur Elodie, membre d'un club équestre côté France, monte à cheval dans cette charmante campagne frontalière. Leur chez-eux, quand même.