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Immigration: «La Suisse n'aura pas une croissance éternelle»

Une affiche electorale du parti, UDC, Union Democratique du Centre, avec comme slogan "Non a une Suisse a 10 millions d'habitants" votez UDC lors la campagne pour les elections federale ...
L'UDC a remporté les élections en brandissant le spectre d'une Suisse à dix millions d'habitants. Il est cependant peu probable que ce chiffre se concrétise.Image: KEYSTONE

«La Suisse n'aura pas une croissance éternelle dans une Europe en déclin»

La Suisse a connu une forte immigration en 2023. Mais le démographe Hendrik Budliger doute que la population helvétique franchisse le seuil des dix millions. L'expert met en garde contre les conséquences sur le marché du travail et du logement.
28.01.2024, 06:5628.01.2024, 06:56
Peter Blunschi
Peter Blunschi
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L’année dernière, on estimait le solde migratoire à environ 100 000 personnes. Nous dirigeons-nous indéniablement vers une Suisse à 10 millions?
Hendrik Budliger: J'en doute et plusieurs raisons s’y opposent. Dans un passé récent, nous avons eu une immigration annuelle nette de l’ordre de 40 000 (2018) à 87 000 (2013) individus. Mais cela ne veut pas dire que la tendance va perdurer. Il faut également tenir compte des différences régionales.

«Ce n’est pas parce que la Suisse dans son ensemble connaît une croissance que cela s’applique à toutes les régions et à toutes les communes»

La pénurie de main-d’œuvre s’accentue, notamment parce que de plus en plus de travailleurs partent à la retraite. Pourquoi l’immigration pourrait-elle encore baisser?
En Europe, la population active diminue. Ce qui a des conséquences sur les travailleurs, les contribuables et les consommateurs. La politique, l’économie et la société en sont bien trop peu conscientes. De plus, selon les prévisions des Nations Unies, la population mondiale déclinera, elle, à partir de 2086. Mais de nombreux démographes estiment que ça se produira même avant, car le taux de natalité en Afrique recule déjà. En Chine aussi, la tendance commence à s'inverser.

Hendrik Budliger, Demografik Basel
Hendrik Budliger est le fondateur de Demografik, un centre de compétences indépendant à Bâle.

Qu’est-ce que ça signifie pour la Suisse?
L'Office fédéral de la statistique (OFS) a élaboré trois scénarios. Dans le plus pessimiste, la population stagnerait à partir de 2035 et diminuerait à partir de 2052. Cependant, il ne faut pas seulement surveiller l’ensemble des personnes, mais avant tout la tranche d’âge des actifs. Les choses semblent bien pires pour elle. En Europe, elle recule depuis plus de dix ans. Et ça pourrait bientôt être le cas en Suisse.

Quel scénario vous semble réaliste?
Grâce au solde migratoire important des dernières années, nous nous rapprochons désormais du scénario le plus optimiste. Mais les naissances, elles, ont atteint un niveau plus bas que celui prévu par la version pessimiste. Je m’attends également à ce que l’immigration nette soit nettement inférieure cette année.

Pourquoi pensez-vous ça?
Il devrait y avoir davantage de retours en Ukraine, bien que ça reste difficile à anticiper. Dans le même temps, les pays européens avec de moins en moins de population active s’efforcent de retenir ou de faire revenir leur main-d’œuvre. L’Italie et le Portugal accordent par exemple des réductions d’impôts, et ce de manière assez conséquente.

«J'ai une employée italienne qui n'aurait pas à payer d'impôt sur le revenu pendant trois ans si elle rentrait»
Hendrik Budliger

Si d’autres pays créent de telles incitations, la Suisse deviendra moins attractive.

Pourquoi? Ici, les salaires sont plus élevés que partout en Europe.
L'attractivité relative de la Suisse s'est dégradée quant au coût du logement, de l'accession à la propriété et de la garde d'enfants. En Suisse, ce sont en grande partie les privés qui financent ça de leur poche. Dans d’autres pays, la situation semble bien meilleure en la matière. Je pense que notre pays reste extrêmement intéressant. Vous gagnez beaucoup et avez certaines des meilleures perspectives au monde. Et pourtant, d’autres pays ont rattrapé leur retard dans les domaines que j'ai évoqués. Le gros risque que je vois, c'est que les milieux économiques tablent sur le même solde migratoire alors que le contexte général n'est plus identique.

Une femme de chambre dans une des chambre de l'Hotel de la Paix a Lausanne, ce mercredi 15 decembre 2010. L'hotel de la Paix fete ses 100 ans d'existence au centre de Lausan ...
L'industrie hôtelière dépend fortement de l'immigration. Mais les flux pourraient devenir trop faibles.Image: KEYSTONE

Les chiffres de 2023 indiquent cependant que la Suisse peut continuer à recruter de nombreux travailleurs en Europe.
Le Portugal a – avec la Suisse – un solde migratoire négatif depuis 2017. On pourrait penser que c'est à cause des retraités qui rentrent au pays. Mais l’âge médian des personnes qui rentrent est d’environ 40 ans. Les familles avec enfants reviennent. Les principales raisons sont le coût du logement et de la garderie. Il n'est pas impossible que cela arrive pour d’autres pays. La pénurie de main-d'œuvre qualifiée y est plus grande encore et je ne crois pas que la Suisse fera des efforts pour se vendre ou pour maintenir ces personnes actives.

Les hauts salaires ne suffisent pas?

«Il y a une bonne blague qui dit qu'avec un salaire suisse, on est riche partout, sauf en Suisse»
Hendrik Budliger

Ici, vous gagnez bien, mais tout est incroyablement cher.

La majorité de la main-d'œuvre vient toujours d'Allemagne. On pourrait polémiquer en affirmant que si le gouvernement allemand faisait du bon travail, cela pourrait bientôt prendre fin?
Absolument, mais ça reste incertain. Il est difficile de prédire comment ça évoluera. Cependant, la croissance de l'économie suisse dépend complètement de l'immigration. C'est très risqué de prendre celle-ci pour acquise.

Les associations professionnelles ont partiellement reconnu le problème, mais les entreprises, elles, semblent souvent supposer que les choses vont continuer ainsi.
Dans de tels cas, on nous sort deux arguments: la Suisse offre les meilleurs salaires et elle a un besoin de peu de main-d'œuvre par rapport à la population européenne. Je réponds d'abord qu'un salaire élevé ne signifie pas nécessairement un pouvoir d'achat élevé. Ensuite, à mon avis, cet avantage est en train de disparaître et avec lui la volonté de quitter son pays d'origine et de s'immerger dans une nouvelle langue ou une nouvelle culture.

«D’autres pays réfléchissent à la manière dont ils peuvent garder leurs citoyens ou les faire rentrer à la maison»

Par exemple avec des cadeaux fiscaux.
On me demande toujours comment ces pays peuvent se le permettre. Je leur réponds que cela coûte nettement moins cher que de ne pas avoir ces travailleurs et ces consommateurs.

Serait-il dangereux pour la Suisse de continuer à s’appuyer sur l’Europe?
Près des deux tiers de l'immigration proviennent d'Europe et le reste de pays tiers. Si la pyramide des âges se modifie significativement en Europe, cela impactera notre solde migratoire. J'en suis presque sûr.

L'immigration en provenance de pays tiers est toujours un problème. Depuis qu'il a adopté l'initiative contre l'immigration de masse il y a dix ans, le gouvernement fédéral pratique des quotas restrictifs, ce dont se plaignent souvent les entreprises.
Pour autant que je sache, les quotas ne sont jamais complètement épuisés. Le chemin est assez laborieux et bureaucratique. Le problème n’est pas la taille des quotas, mais le processus. Cela inclut la question de la reconnaissance des diplômes.

«De tels obstacles viennent d’une ancienne époque protectionniste durant laquelle on voulait protéger les Suisses»

Mais nous sommes aujourd'hui confrontés à une pénurie de travailleurs qualifiés et des problèmes d'approvisionnement. Il faut commencer par régler ces aspects-là avant de parler de quotas.

L’immigration depuis des pays tiers existe-t-elle malgré tout? L'hôpital cantonal de Bâle-Campagne recrute désormais des infirmières philippines.
Nous devons nous demander si nous voulons d'une société plus «colorée» et multiculturelle, grâce à davantage d’immigration. Si nous refusons cela, nous vieillirons de façon exponentielle. De toute façon, nous vieillissons, la seule question est de savoir à quelle vitesse cela se produira.

Cela soulève des questions politiques délicates, y compris pour l'UDC.
Je dois souligner que nous (réd: le centre de compétences Demografik) sommes complètement apolitiques. Nous abordons le sujet d'un point de vue purement académique, par exemple avec la pyramide des âges. Même dans le scénario de croissance médian de l'OFS, que je considère plutôt optimiste, la population totale augmente nettement plus que celle des personnes en âge de travailler. Cependant, on ne parle pas des conséquences de cette évolution, par exemple sur les recettes fiscales. Qui dit plus de personnes âgées, dit besoin de plus d’argent.

Beaucoup de jeunes sont issus de cette immigration.
C'est vrai, l'âge le plus représenté est 27 ans. En revanche, les émigrants semblent à peine plus âgés. Ce sont principalement des familles avec enfants qui partent et pas seulement des retraités, comme on le pense généralement. Et depuis 2019, il y a eu plus de sorties que d'entrée sur le marché du travail, et ça à cause des évolutions d'âges. C’est nouveau et cela conduit à de sérieux vides.

Que pensez-vous de l’appel à mieux exploiter le potentiel national?
Les entreprises doivent devenir plus flexibles, former davantage de personnes en reconversion et répondre aux besoins de leurs employés. Les femmes pourraient être mieux intégrées après le congé maternité. Les jeunes retraités représentent un grand potentiel. Si nous avons trop peu de personnel soignant, voilà des jeunes vieux qui s'occuperont des «vieux vieux». À cela s’ajoutent la numérisation et l’automatisation.

De nombreux employeurs préfèrent encore faire venir de l'étranger des personnes directement opérationnelles plutôt que de former des personnes en reconversion.

«Tout le monde veut des gens formés, mais personne ne veut les former. Ça ne pourra plus fonctionner»
Hendrik Budliger

Il faut anticiper cette évolution et prendre rapidement les mesures appropriées. Les associations professionnelles sont appelées à le faire, et le défi politique est également grand. Une stratégie démographique est nécessaire à l'échelle du pays pour déterminer l'impact sur les recettes fiscales, la consommation, les besoins en logement et la mobilité.

VZUM REKORDERGEBNIS DES SCHWEIZER BAUGEWERBES 2013 STELLEN WIR IHNEN FOLGENDES THEMENBILD ZUR VERFUEGUNG - Eine Ueberbauung entsteht in Zuerich Leutschenbach, aufgenommen am Mittwoch, 5. Februar 2014. ...
Le secteur de la construction s’attend à une demande croissante. Les postes vacants augmentent déjà dans certains secteurs et dans certaines régions.Image: KEYSTONE

Mais presque rien ne se passe. Les gens comptent toujours sur l’immigration.
Vous regardez le passé et êtes convaincu que les choses continueront ainsi. Je ne sais pas ce qui va arriver, mais je vois de bonnes raisons pour que la situation change. Il faut être conscient de ces risques, ce qui n'est actuellement pas suffisamment le cas.

Vous étudiez également les problèmes du marché du logement. L’offre semble se raréfier et devenir de plus en plus chère. Quel regard portez-vous sur cette dimension-là?
Nous avons analysé le sujet en détail jusque dans les communes. Les ménages d'une ou deux personnes continueront de croître, notamment parce que les personnes âgées vivent souvent seules. Cela influence la demande. Il y avait déjà moins de petits logements vacants avant que maintenant. A l'inverse, on trouve toujours plus de grands appartements et de maisons unifamiliales.

«Dans quinze cantons, le nombre d'appartements de cinq pièces vacants est en hausse. Celui des maisons individuelles l'est dans 19 cantons. C’est relativement flagrant et on n’en parle pas du tout»
Hendrik Budliger

Le problème concerne probablement les régions rurales, mais guère les centres.
La ville de Zurich comptait environ 440 000 habitants en 1962, soit à peu près le même nombre aujourd'hui. Toutefois, le nombre d’appartements a augmenté de 55% en raison de la diminution de la taille des ménages. Le «stress lié à la densité», comme on l'appelle, ne s'applique pas à la vie en appartement. Les appartements ont été «dédensifiés». Dans le même temps, ils sont devenus beaucoup plus chers, mais les gens semblent prêts à payer pour leur espace. Parallèlement, la mobilité a augmenté. Ce «stress lié à la densité» s'est donc déplacé dans la circulation.

Les immigrants convergent aussi surtout vers les centres urbains. Comment analysez-vous cela?
Nous nous sommes intéressés aux tendances pour Bâle-Campagne. Dans certaines communes, la population vieillit déjà vite. Il y aura davantage de postes vacants et une baisse des prix. Cela aura un impact sur la ville de Bâle et sur les centres-villes de l'agglomération en général. Avec la diminution des prix un peu partout, les gens vont commencer à faire leurs calculs et à se demander quel temps de trajet ils sont prêts à accepter pour économiser sur les frais de logement. Il ne faut pas considérer une ville de manière isolée, même Zurich avec sa forte demande.

Wohnen wird immer teurer: eine Wohnungsbesichtigung in Z
Visite d'un appartement à Zurich. La demande reste élevée, mais cela pourrait changer si les prix baissent dans les environs et si l’immigration diminue.Image: keystone

A Zurich surtout, on a le sentiment que les loyers augmentent sans cesse.
Zurich grandit et continuera de grandir. Mais cette croissance ne se poursuivra pas indéfiniment à cause de ce genre d'effets. Si vous prenez le S-Bahn, rien qu'après deux arrêts en sortant de Zurich, la pyramide des âges change presque immédiatement. En conséquence, il y aura des postes vacants dans ces zones et les gens se demanderont s'ils souhaitent s'y installer et penduler. Cela affectera les prix en ville. Certaines en voient d'ailleurs déjà les effets et ne grandissent plus ou peu, comme Bâle, Berne et Genève.

Qu'est-ce que ça signifie concrètement?
Qu'il y aura toujours plus de logements vacants. En vieillissant, la plupart des gens cherchent à vendre leur bien. Avec quel impact pour les prix de l’immobilier? Et pour les banques qui accordent des crédits hypothécaires? Nous avons calculé les risques démographiques pour plusieurs communes. Selon la situation, cette évolution pourrait bientôt arriver.

Quelles sont ces communes?
Celles qui ont aujourd'hui déjà une population vieillissante et où il n’y a pas de nouveaux arrivants. C'est un cercle vicieux. Les prix et les recettes fiscales chutent. Ce qui rend les communautés structurellement moins attractives. Et le problème pourrait encore s’aggraver, car de nombreux propriétaires immobiliers s’attendent à une hausse des prix. On parle «d’or bétonné». Si les choses tournent mal, tout à coup, tout le monde voudra vendre.

Le même phénomène qu'on observe lorsque les cours des actions chutent.
Exactement. Nous disposons déjà d’un inventaire relativement important de bâtiments qui devraient effectivement être mis sur le marché pour des raisons liées à l'âge. Comme leur prix a pris l'ascenseur, ils n’ont pas été vendus. Si cela change, tout peut aller très vite.

L’immigration dans ce domaine crée-t-elle de faux espoirs?
L’idée selon laquelle la Suisse va continuer à croître est fermement ancrée dans le secteur de la construction et dans l’économie en général. Lorsque je discute avec des promoteurs immobiliers, ils évoquent le scénario intermédiaire proposé par l'Office fédéral de la statistique. On continue à construire parce que la demande est de toute façon là.

«Je suis sûr que la Suisse ne connaîtra pas une croissance éternelle, surtout pas dans une Europe en déclin»
Hendrik Budliger

Je ne sais pas comment cela va évoluer, mais je ne pense pas que cela continuera ainsi pendant dix ans.

Adaptation française: Valentine Zenker

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