Le jet du Conseil fédéral vole à toute allure par-dessus l'Atlantique, ce mardi, en direction de Washington. A l'intérieur, la présidente de la Confédération Karin Keller-Sutter et le ministre de l'Economie Guy Parmelin préparent leurs dossiers.
Le but: négocier avec Donald Trump des droits de douane à la baisse — et sauver l'économie suisse, rien de moins. Comment en est-on arrivé là?
Le 2 avril, le président américain lançait la guerre des droits de douane. Dans la foulée, alors que le monde panique et les marchés dévissent, la présidente d'un petit pays européen, alpin et isolé, saisit le téléphone et réussit un tour de force. Karin Keller-Sutter arrache au président Trump un taux intermédiaire de 10% pour la Suisse, mais aussi tous les partenaires des Etats-Unis. Une intervention saluée à travers le monde.
Pour René Knüsel, professeur honoraire de la Faculté des Sciences politiques de l'Université de Lausanne, à ce moment-là, «on est parti sur l'idée, reprise par le gouvernement, d'une compréhension par Trump de la position de la Suisse et d'une entente cordiale». Le succès initial de «KKS» aura coûté cher à la Suisse: il aura donné une fausse impression de sécurité dans notre relation avec Trump.
Le mois suivant, Berne profite d'une rencontre entre Américains et Chinois à Genève pour s'insérer dans la brèche. Karin Keller-Sutter, encore elle, et Guy Parmelin y rencontrent Scott Bessent, secrétaire au Trésor, et Jamieson Greer, représentant américain pour le commerce extérieur.
Nos deux émissaires auraient promis entre 150 et 200 milliards d'investissements suisses aux Etats-Unis et demandé à rester sur une taxe de 10%. Scott Bessent se dit «optimiste sur la rapidité des négociations».
Mais après ces premiers signes encourageants, rien n'est signé et le dossier reste sur le bureau de Donald Trump, qui en aurait refusé deux versions, selon les informations du Tages-Anzeiger.
En parallèle, Trump conclut un premier deal avec le Royaume-Uni. Karin Keller-Sutter espère que la Suisse sera le deuxième pays à signer avec Trump. D'autres nous prennent de court: le Vietnam, le Japon, la Corée du Sud ou la Chine. L'assurance des autorités suisses se transforme lentement en malaise.
Le 27 juillet, l'Union européenne annonce avoir négocié un taux de 15% avec le truculent président américain. C'est Ursula von der Leyen qui est venue serrer la main du padrino, dans un de ses fiefs européens, le complexe de golf de Turnberry, en Ecosse.
Le délai pour l'application des tarifs est fixé au vendredi 1er août. Mardi, rien ne se passe. Mercredi, non plus. The clock is ticking. Le jeudi, Karin Keller-Sutter, empoigne le téléphone pour mettre les points sur les i avec ce président qui nous snobe.
Nous sommes jeudi 31 juillet. Il reste quelques heures pour conclure un deal et la présidente de la Confédération est au taquet. Le président américain, connu pour ne pas commencer sa journée de travail avant 11h, l'appelle à 14h, indique Bloomberg. Il est 20 heures en Suisse.
La conversation commence de manière cordiale. Karin Keller-Sutter fait remarquer à Donald Trump que le 1er août est la fête nationale. Ce dernier demande à quand remonte la création de la Suisse? 1291, une date mythique. Trump est impressionné, mais pas assez pour être attendri.
«La relation spéciale entre les Etats-Unis était certainement dans l'esprit de Karin Keller-Sutter quand elle a décroché le combiné, mais était-ce la même chose dans celui de Trump?», se demande René Knüsel.
La négociation débute et dérive rapidement sur la balance commerciale entre les deux pays. Pour Donald Trump, qui ne prend pas en compte la consommation suisse de services américains (notamment de la tech), elle est complètement disproportionnée. Selon CNBC, il lance à Karin Keller-Sutter:
Trump exige une «meilleure offre» de la part de la Suisse. La logique? Si la Suisse est un pays riche, elle ne pourrait pas s'en tirer sans faire de concessions majeures.
Les discussions polies avec Greer et Jamieson sont désormais de l'histoire ancienne. Tout se joue lors de ce coup de téléphone. Karin Keller-Sutter reste ferme. Pour celui qui se croit maître du monde, ne pas arriver à faire plier la petite Suisse est un affront.
Sur la chaîne CNBC, Donald Trump confirme avoir utilisé le déficit commercial comme argument de négociation principal. Il aurait rétorque à Karin Keller-Sutter que les Etats-Unis se font tellement arnaquer sur la balance commerciale qu'à ce niveau-là, c'est quasiment du «vol». La Saint-galloise aurait alors déclaré:
Devant la contradiction et l'utilisation d'un mot qu'il n'a pas l'habitude d'entendre, Donald Trump serait alors entré dans une colère noire.
Verdict? Trump a trouvé Karin Keller-Sutter «moralisatrice» et selon une source bien informée de Bloomberg, les 39% auraient été choisis plus au moins au hasard, comme mesure de rétorsion pure.
Le 1er août, le couperet tombe. Karin Keller-Sutter garde la face devant les caméras, mais la pilule est amère et les sourires sont crispés. La SonntagsZeitung n'hésite pas à évoquer le «plus grand fiasco de Karin Keller-Sutter».
Guy Parmelin, qui évoque sans détour une «punition», semble être resté psychologiquement bloqué sur la déclaration d'intention discutée entre les négociateurs suisses et américains.
Du côté américain, la façade est tombée. Jamieson Greer explique que parler d'un deal sur le point d'être signé est une «exagération».
Karin Keller-Sutter et la Confédération l'avaient visiblement oublié.