Fondatrice du Forum pour un islam progressiste, Saïda Keller-Messahli est lauréate du Prix suisse des droits de l'homme 2016. Elle est l'auteure du livre-enquête La Suisse, plaque tournante de l'islamisme: un coup d'œil dans les coulisses des mosquées (éditions Alphil). En Suisse, elle est l'une des rares voix critiques de l'islamisme.
L'AMEUG, une association musulmane étudiante de l’Université de Genève, a été empêchée par la direction universitaire d’organiser un «concours de Coran», qui consiste à réciter par cœur des sourates coraniques. Ces concours de Coran sont-ils fréquents en Suisse?
Saïda Keller-Messahli: Avant d’aborder l’aspect suisse, il faut savoir que ces concours sont en effet fréquents et qu'ils sont quelque chose d’important, de l’ordre de la compétition sportive, avec ses stars.
Ensuite et indépendamment des concours en tant que tels, il y a la pratique de la récitation par cœur du Coran. Je dirais que c'est présent dans toutes les mosquées de Suisse.
Ces récitations sont-elles ouvertes aux fidèles?
Oui, aux adultes comme aux enfants. Le but est d’apprendre par cœur. Très peu de gens en Suisse sont conscients du fait que de nombreux enfants sont envoyés à la mosquée pour apprendre le Coran dans leur temps libre, les mercredis et samedis après-midi et le dimanche. On retrouve là aussi des convertis à l’islam, qui sont, eux aussi, des débutants.
Pourquoi apprendre par cœur?
Le but est de mémoriser le Saint Coran, selon l’expression en vigueur dans les milieux pratiquants. Le but est que les enfants, dès leur jeune âge, donc, apprennent le Coran par cœur. Cette pratique du par cœur s’inscrit dans la tradition de l’oralité propre à la transmission du message islamique, qu’il s’agisse des sourates coraniques ou des propos et actes attribués au prophète Mahomet. Et les enfants sont faciles à formater.
L’association AMEUG de l’Université de Genève entendait organiser un concours de Coran autour de trois sourates, dont une au moins voue à l’enfer ceux qui ne croient pas en Allah. Il se trouve que c’était celle destinée au niveau «débutant». Est-ce que ce type de sourate est fréquent dans les concours de Coran?
Pour ce qui est des trois sourates choisies par l’AMEUG, deux ne sont pas problématiques. Ce sont les sourates Ta-Ha et Al Mulk, la Royauté, en français. Ce sont des sourates dites mecquoises, qui proviennent du temps où le prophète était encore à la Mecque, qui coïncide avec une période de paix. Les sourates Ta-Ha et Al Mulk ne sont donc pas problématiques, elles ont même une dimension poétique. Réciter ces sourates ne pose aucun problème.
Qu’en est-il de la troisième sourate, celle qui était destinée aux débutants?
Il s’agit de la sourate Al-Bayyinah, en français, La Preuve, la preuve de l’existence de Dieu. Elle est née dans le contexte de Médine, qui est une période de guerre. Cette sourate s’attaque aux chrétiens, aux juifs et aux polythéistes. Comme elle appartient aux sourates courtes, comprises dans la partie finale du Coran, c’est une sourate facile à mémoriser et qu’on apprend généralement dès la petite enfance.
Autrement dit, on confronte ici les enfants ou les adolescents avec une idéologie violente.
Comment réagissez-vous à cela?
Je réagis en disant que nous avons en Suisse et en Europe des lois qui interdisent la haine et le racisme. Je pense que le verset violent de cette sourate fait partie de ceux qui devraient être interdits d’enseignement dans les cours coraniques donnés dans les mosquées. Il ne faut pas qu’ils soient transmis dans le cadre d’un enseignement ou d’un concours comme souhaitait l’organiser l’association AMEUG de l’Université de Genève.
La sourate Al-Bayyinah ne sauve-t-elle pas de l’enfer ceux qui ne croient pas, ce qui épargnerait les juifs et les chrétiens?
Non, dans cette sourate, les juifs et les chrétiens, désignés sous le vocable de Gens du Livre, ne sont pas sauvés. Parce que les non-croyants visés dans cette sourate sont aussi les Gens du Livre, considérés comme des égarés.
Selon vous, à quelle vision de l’islam se raccroche l’AMEUG, qui pratique la séparation des sexes dans certains de leurs ateliers, comme «l’entrepreneuriat et les études», par exemple?
A une vision intégriste, rigoriste, fondamentaliste. C’est le socle de l’islam politique. Cet islam-là ne souhaite pas être en harmonie avec notre temps.
L’Université de Genève est-elle ici confrontée à une difficulté?
Oui, je pense qu’il n’est pas facile pour l’administration de l’Université de Genève de gérer l’agenda d'une association religieuse. La démocratie et la loi reconnaissent le droit de se constituer en association, mais ce que je trouve sournois dans certaines associations musulmanes et que les Frères musulmans savent très bien utiliser, c’est qu’elles s’emploient à ne pas apparaître comme des groupes religieux aux yeux de l’extérieur. Or ces associations sont religieuses.
Quel est ici le rôle des Frères musulmans, la confrérie islamiste fondée en 1928 par l’Egyptien Hassan al-Banna, le grand-père maternel des Genevois Hani et Tarik Ramadan?
En investissant les universités, le but des Frères musulmans est de prendre à part les étudiants de confession musulmane, de les dissocier des autres étudiants et de les utiliser dans un but d’entrisme islamiste dans la société. C’est aux élus politiques de s’occuper de ce sujet.