L'ombre de son fondateur plane toujours sur Migros, même après 100 ans d'existence. Un cas rare, voire une exception pour une entreprise de ce genre. Le nom du géant orange renvoie directement à son fondateur, Gottlieb Duttweiler (1888-1962), Dutti pour les intimes. Ursula Nold? Mario Irminger? Peter Diethelm? Des personnalités qui reviennent parfois ici et là. L'équipe dirigeante actuelle ne parvient pas à s'approprier ce qui fait l'essence du détaillant. Migros, c'est Dutti. Et Dutti, c'est Migros.
Cette symbiose se vérifie régulièrement. Chaque fois que la direction modifie sa stratégie, elle sait qu'il lui faudra affronter l'indignation. «Dutti se retournerait dans sa tombe!», voilà ce que l'on entendait lors de la votation sur l'alcool, il y a deux ans. Et c'est ce que l'on entend à nouveau depuis l'annonce d'une transformation radicale de l'entreprise.
Une montée au créneau récurrente, mais justifiée? Quelle part d'idéalisme subsiste en interne en 2025? Christoph Zollinger s'est penché sur ces questions dans un livre intitulé Die Migros am Scheideweg. Il paraît précisément pour le centième anniversaire du géant orange.
A 85 ans, l'auteur entretient une relation très particulière avec l'enseigne. Il habitait autrefois à Rüschlikon (ZH), à côté du fondateur historique. Il croisait occasionnellement le couple lors de leurs promenades du soir. Les idéaux de Dutti l'ont impressionné. Le jeune Zollinger a fait un apprentissage de commerce à la Migros de la Limmatplatz à Zurich. C'est là qu'il a vu le grand patron arriver dans sa minuscule Fiat Topolino. L'octogénaire a effectué l'ensemble de sa carrière dans la branche, il a notamment été chef des achats chez Denner, membre de la direction de Jelmoli et, plus tard conseiller indépendant.
C'est fort de cette expérience qu'il passe à la loupe une entité qui a beaucoup changé depuis ses années d'apprentissage. Pas seulement pour le mieux, argumente-t-il. L'ancienne «surdouée du commerce de détail» s'est entre-temps transformée en «colosse du secteur».
Zollinger analyse avec légèreté le contraste entre la Migros «sociale» de Dutti et le groupe à vocation commerciale conseillé par McKinsey.
Il s'appuie ainsi à maintes reprises sur l'histoire et mesure les tournants de Migros à l'aube des préoccupations qui animaient déjà son fondateur en 1953. Celui-ci avait alors déclaré:
Cet idéal résidait, pour Duttweiler, dans le «capital social». Avec ses camions de vente lancés pour la première fois en 1925, il n'entendait pas seulement révolutionner le secteur alimentaire. Ni juste offrir aux «femmes au foyer» une gamme à un prix attractif. Ni chiper le pouvoir des fabricants de marques. Dutti poursuivait davantage que des objectifs commerciaux: il voulait créer une entreprise qui apporte quelque chose à la société.
C'est pourquoi le couple a transformé l'entité en coopérative en 1941. La clientèle devait pouvoir s'exprimer. Cinq ans plus tard, Duttweiler fit don à la collectivité de leur résidence d'été de Rüschlikon, le Park im Grüene. En 1957, il créa le Pour-cent culturel. Il s'engagea par ailleurs politiquement dès 1935 et se confronta au débat public, notamment dans le journal Migros Brückenbauer.
Puis au tournant du millénaire, on a commencé à abandonner les idéaux du visionnaire. Les responsables qui se sont succédé ont négligé les prix des denrées alimentaires, un élément pourtant décisif pour le succès du pionnier. Pour des observateurs comme Zollinger, il était clair dès 1996 que Migros perdait des parts de marché, au profit de l'autre géant orange, Coop. Cela s'est confirmé au plus tard en 2016, lorsque le groupe Coop a dépassé Migros en termes de chiffre d'affaires.
Mais la direction de Migros n'a guère réagi, démontre Christoph Zollinger. Au contraire, elle a poursuivi une politique d'expansion agressive depuis les années 90. Elle a misé de plus en plus sur des marques chères, négligeant ses marques propres. Elle a gardé une structure d'entreprise beaucoup trop complexe, alors que son principal concurrent fusionnait en 2001 déjà en une seule et même coopérative - un «coup de maître» estime l'auteur. L'arrivée des discounters allemands n'a fait qu'aggraver les choses.
Que dirait donc Dutti de ce qu'est devenue sa protégée, aujourd'hui en perte de vitesse? L'auteur ne se prononce pas de manière tranchée - après tout, le principal intéressé n'est plus là pour répondre. L'entrepreneur d'alors avait toutefois consigné par écrits quinze thèses fondamentales de gestion. Et Christoph Zollinger dresse un bilan mitigé, notamment en matière de management. Il n'y a pas que la guerre des prix menée qui soit passée à la trappe.
L'observateur déplore «le népotisme qui règne trop souvent dans les étages supérieurs des coopératives». Il n'en allait pourtant pas autrement à l'époque: on trouvait parmi les employés de nombreuses connaissances de Duttweiler. La raison: selon sa femme, il «n'était pas très doué pour les relations humaines». Il s'en remettait donc à des connaissances ou à la famille.
Et ce n'était pas sa seule erreur. Le fort pouvoir concédé aux coopératives régionales a également eu des répercussions jusqu'à ce jour. Pour renverser la tendance, la transformation engagée avec la nouvelle société Migros Supermarché SA ne suffit pas. Idem pour la soi-disant stratégie des prix bas, selon Zollinger. Car le «point faible organisationnel» demeure: les dix coopératives régionales.
Zollinger plaide donc pour tout recommencer à zéro, avec «équipe de révision» qui repenserait Migros en s'inspirant de la vision de Duttweiler. Ce groupe se composerait de coopérateurs, de délégués, de membres de l'administration, des régions et – malgré toutes les critiques contre ceux-ci – de conseillers McKinsey. L'Alémanique compare cela à la commission qui, en 1848, a rédigé à la hâte la première constitution de l'État fédéral suisse. Il a fallu équilibrer finement la structure du pouvoir et mettre de côté les intérêts propres.
Die Migros am Scheideweg est un tour d'horizon réussi d'un univers fascinant. Outre une analyse approfondie de la crise actuelle que traverse le détaillant, on y lit des anecdotes amusantes. Dont une expérience menée dès 1965 déjà avec des caisses automatiques. Un vrai flop. Les agents de sécurité ne sont pas plus récents. En 1955 déjà, Migros avait fait appel à leurs services – dans le premier magasin de la Limmatplatz.
Une figure aurait cependant mérité davantage de lumière, alors qu'elle se voit reléguée au second plan du livre: Adèle, la femme de Gottlieb. Sans elle, l'enseigne ne serait pas devenue une icône de l'économie suisse. La Zurichoise agissait dans l'ombre; son mari ne prenait aucune décision importante sans la consulter. Adèle pourrait aujourd'hui servir d'exemple aux petits princes des coopératives, dont Christoph Zollinger dénonce la soif de pouvoir. Ils devraient pour une fois songer à se mettre en retrait, pour le bien commun.
Christoph Zollinger, Migros am Scheideweg 1925-2025. Wie das Erbe von Gottlieb Duttweiler gefährdet wird, NZZ Libro. Disponible dès le 13.1.2025.
(Traduit de l'allemand par Valentine Zenker)