Des douaniers suisses jouaient les espions: l'ex-boss révèle
Jürg Noth n'est plus commandant depuis quatre ans, mais il n'en a pas perdu l'allure. Lorsque le retraité entre dans la grande salle du Tribunal pénal fédéral ce lundi, il se tient droit, salue. La présidente du tribunal lui rend le salut et l'appelle par son titre militaire: «Monsieur le brigadier». Ancien commandant du Corps des gardes-frontière, il est appelé à témoigner.
Sa mission? Aider à faire la lumière sur une affaire pour le moins étrange, survenue il y a sept ans. A l’époque, les gardes-frontière stationnés dans la vallée du Rhin saint-galloise ont mené deux opérations illégales en Autriche. Des agents suisses, en civil, se sont rendus dans le land du Vorarlberg pour y effectuer des surveillances.
Dans le cadre de l’opération «Knobli», ils se postaient devant des boutiques de chanvre et notaient les plaques d’immatriculation de clients suisses venus acheter légalement des graines ou plantons de cannabis. Les garde-frontières interceptaient ensuite ces automobilistes au retour en Suisse.
La seconde opération, intitulée «Megro», suivait le même scénario – cette fois pour lutter contre la contrebande de viande. Les agents en civil s’installaient devant de grands distributeurs autrichiens et transmettaient à leurs collègues à la frontière les numéros de plaques des Suisses ayant fait d’importants achats de viande.
Une méthode plus efficace que les contrôles aléatoires habituels, mais illégale. Pour être dans les règles, les gardes-frontière auraient dû obtenir une autorisation officielle de la direction de la police du Vorarlberg. Le chef de poste à l’origine de l’opération «Knobli» n’avait qu’un accord officieux de son homologue autrichien. En ce qui concerne l'opération «Megro», il n'y avait simplement pas d'autorisation.
La réaction de l'Autriche
Quand ces opérations secrètes ont été révélées en 2019, l’affaire a fait grand bruit sur le plan politique. La Suisse a adressé une lettre d’excuses officielle à l’Autriche. La juge résume le ton de la réponse autrichienne comme «posé». Les autorités voisines s’y déclaraient prêtes à «poursuivre la bonne collaboration».
Le commandant Jürg Noth a ensuite appelé son homologue autrichien pour s’excuser personnellement. Il a expliqué ces opérations par un excès de zèle. Son interlocuteur aurait réagi en plaisantant:
Les deux hommes ont convenu de ne pas laisser cette «bêtise» ternir leurs bonnes relations.
Mais pour la Suisse, l’histoire ne s’arrête pas là. Après une longue procédure, le Ministère public de la Confédération a condamné en 2024 deux chefs de poste et une officière pour «violation de la souveraineté territoriale étrangère». Les intéressés contestent aujourd’hui cette décision devant la justice.
Des cadres divisés par cette opération illégale
Le procès offre un rare aperçu des tensions internes à la région douanière Est. Jürg Noth en parle comme de sa «région à problèmes». Selon lui, le commandant régional et son adjoint faisaient preuve d’un mauvais leadership et ne respectaient pas ses directives:
La région se plaignait sans cesse d’un manque de moyens et informait rarement le commandement de ses priorités. «On ne nous prévenait que lorsqu’il y avait des soucis. Pour ça, ils ne manquaient pas de nous appeler.» Les cadres étaient divisés, d'après lui. Le commandant régional, Markus Kobler, a fini par perdre cette lutte interne: début octobre, il a été muté, selon CH Media, éditeur de watson. Il travaille désormais comme conseiller pour la direction des opérations, à la suite d’une enquête interne qui a pointé sa faiblesse en matière de conduite.
L’un des chefs de poste inculpés décrit devant le tribunal un climat délétère:
Chacun se renvoie la faute au tribunal
L'absence d’esprit d’équipe se manifeste aussi pendant l’audience. Les accusés se renvoient la responsabilité. Les deux chefs de poste incriminent l’officière d’état-major pour le manque de coordination avec les autorités autrichiennes. En tant qu’adjointe du commandant régional, c’est elle qui avait formellement validé les opérations et aurait donc dû veiller à leur légalité, selon eux. L’un des chefs de poste affirme ne pas avoir eu les contacts nécessaires en Autriche.
L’ancienne officière, de son côté, parle avec mépris des «deux Messieurs». Pour elle, leur attitude est incompréhensible:
Tous trois souffrent du long déroulement de la procédure. L’un des chefs de poste a fait un burn-out, l’autre souffre de troubles du sommeil. Quant à l’officière, elle a retrouvé un poste à la Police judiciaire fédérale, mais sa carrière y reste bloquée.
L’ex-commandant Jürg Noth prend sa défense:
Ils sont donc également responsables de la coordination avec leurs homologues étrangers.
Le commandant régional et son adjoint, eux, estiment au contraire que c’était à l’officière d’assumer cette tâche, selon leurs précédentes dépositions. Un des chefs de poste exprime son désarroi:
L’ouverture du procès n’a donc pas dissipé la confusion, loin de là. Les gardes-frontière ont agi jadis dans l’ombre; la lumière sur cette affaire n'a à ce jour pas encore été faite.
Adapté de l'allemand par Tanja Maeder