Sur trois étroites tables poussées au centre de la pièce trônent une dizaine de plats de toutes les couleurs. «On dirait presque un banquet de mariage», s'émerveille une volontaire du centre de jour ukrainien, niché au coeur de Lausanne. En ce soir du 6 janvier, dans la lueur d'un sapin illuminé, une petite quinzaine d'Ukrainiens s'activent, des femmes et des enfants pour la majorité. Chacun est vêtu d'une chemise traditionnelle brodée de fils noirs et rouges, ou parcourus de jolis motifs bleus, la Vyshyvanka. Un jeune garçon a revêtu un pantalon noir et ample, ceint à la taille d'un gracieux cordon rouge.
Malgré le fait que Noël se fête loin de sa maison, chacun tient à célébrer cette nuit spéciale en compagnie des siens - et à fabriquer des souvenirs mémorables pour les plus jeunes. Face à l'enthousiasme de ces derniers, quelques sourires se dessinent timidement, avant de laisser place à l'écho franc de rires complices. En façade, aucune nostalgie ne transparaît, malgré les froides nouvelles du pays qui, chaque jour, pilonnent les informations.
Depuis la veille, trois Ukrainiennes font bourdonner les fourneaux. Le bortsch, soupe à la betterave - un impondérable du menu de Noël ukrainien - distille un fumet prometteur. «Demain, il y aura des enfants», m'avise Ludmilla, une juriste originaire de Kiev. «Ils vont chanter et nous souhaiter de belles choses pour cette année. La tradition veut qu'on leur tende des friandises, ainsi que des petites pièces.»
Renvoyant aux mois de l'année, ou encore aux apôtres de Jésus, les plats présentés sont au nombre de douze. A la première étoile scintillant dans la nuit, l'on entame un plat doucereux symbolisant la prospérité, composé de bouillie de blé, de graines de pavot, de raisins secs, et de miel. «Riche ou pauvre, chaque famille ukrainienne prépare le Kutia pour le Sviata Vecheria, le saint repas», m'informe un participant.
Au cours de la soirée, récits des temps anciens et traditions chrétiennes s'entremêlent pour célébrer la fertilité de la terre, en promesse d'une bonne récolte.
Svetlana, 74 ans, virevolte avec vigueur parmi les convives. Elle se dirige vers moi, et me prend les deux mains dans les siennes:
Ce repas, me confie-t-elle encore, lui rappelle sa jeunesse. Je lui demande si elle pense retourner en Ukraine à la fin de la guerre. Oui, dégorge-t-elle avec une féroce énergie, ramenant les mains sur son coeur. «Si je pouvais, là, maintenant!»
Alors que tout le monde ou presque a repris le chemin de son foyer, de son appartement ou de sa famille suisse, la salle a regagné son austérité familière. Natalia considère, pensive, la ravissante crèche qu'elle a improvisée pour la soirée, à l'aide de quelques rameaux et d'une poupée. Elle peut enfin souffler. Cette cheffe de choeur et ancienne étudiante au Conservatoire de Kharkiv s'est résignée à quitter l'Ukraine au mois de juillet. Surtout sur exhortation de ses amis, inquiets pour elle. Et la peur? «La peur, on s'y habitue, et c'est bien le problème.»
Quand la guerre a commencé, la population s'est appuyée sur une application avertissant les gens lorsqu'ils doivent se protéger. Ainsi que sur les sirènes. Mais ces dernières retentissent plusieurs fois par heure; impossible de poursuivre quelconque activité. Alors, petit à petit, les familles ne se sont plus précipitées hors des parcs. Les magasins sont restés ouverts. La vie a repris le dessus. «Les alarmes, toute la journée, me glisse-t-elle dans un soupir. Je ne pouvais plus dormir.»
Je souligne la résilience des convives de ce soir.
Je ne veux pas parler pour tout le monde, nuance la musicienne, mais beaucoup d'entre eux ont de bien tristes histoires à raconter.
Pour Natalia, la guerre avait commencé en 2014 déjà. Mais à la télé, les analystes rejetaient l'idée d'une attaque plus globale, rangée au rang d'idée saugrenue. «Ils disaient: Poutine n'est pas aussi fou.» L'Ukrainienne a de la peine à se remémorer les premiers jours de la guerre, qu'elle observait, incrédule, depuis les fenêtres de son appartement de Kharkiv, ville du nord-est située à une trentaine de kilomètres de la frontière russe.
«Quand j'ouvrais les rideaux, on aurait dit des feux d'artifice assourdissants. Les roquettes rasaient les buildings, ça explosait de partout. On entendait le bruit des chars», articule-t-elle lentement, une larme transperçant furtivement l'armure diaphane de son regard. Ces bruits, elle a bien cru les entendre ici, en Suisse, le 31 décembre. Avant de se rappeler, soulagée, qu'elle était pour l'heure en sécurité dans un cocon familial helvétique.
Mais face à un sentiment diffus de culpabilité, son soulagement ne fait jamais long feu. Les premiers mois du conflit, Natalia refuse de fuir le pays: «je ne voulais pas être lâche». Au fil des semaines, alors qu'elle se retrouve presque en première ligne, elle décide, le coeur lourd, de se réfugier à Vinnytsia, une ville du centre-ouest qu'elle pensait plus à l'abri. Cette fois encore, la rumeur de la guerre ne lui laisse aucun répit. Elle sait qu'elle doit partir. Elle est sans famille. De ses propres mots, une bénédiction en des temps si sombres, mais également un fardeau. Partir pour aller où? Qui sera son foyer, désormais? Elle ne le sait pas encore, mais décide de retourner une dernière fois à Kharkiv. Celle qui est devenue restauratrice de pianos n'a plus rien, mais elle est déterminée à ne pas abandonner ses précieux souvenirs.
Elle se rappelle la redoutable efficacité des trains, qui continuent d'évacuer les gens à la pelle sous les missiles, et les stations de métro devenues des foyers de fortune pour de nombreuses familles. A son grand soulagement, son bâtiment tient toujours debout. En son sein, seuls de vieux voisins, qui refusent de partir, viennent l'accueillir. Ils survivent comme ils le peuvent, dépendant des soldats pour l'eau et la nourriture. Natalia leur offrira ce qui lui reste, et repart avec son inestimable butin - une boîte à photos, et quelques livres- sous le bras. L'ancienne cheffe de choeur en profite pour aider à réapprovisionner les militaires. «Au-dehors, je voyais nos hommes, qui se pressent, soignent, alimentent, et meurent pour nous protéger», sourit-elle avec affliction, les yeux enfouis dans les souvenirs.
Peuvent-ils célébrer Noël au front? Pas vraiment - surtout au vu du cessez-le-feu inexistant -, mais Natalia a vu passer quelques clichés de soldats qui se recueillent, ou célèbrent devant de petits sapins artificiels offerts par des volontaires.
Ukrainian soldiers on the Bakhmut front decorate a Christmas tree under artillery shelling by Russian troops.
— Thai Nguyen 🇩🇪🇻🇳🇺🇦 (@Haru0neday0313) December 28, 2022
Bakhmut is a strategic city in eastern Ukraine, which has witnessed fierce fighting between the two sides for weeks.
Photo: Reuters pic.twitter.com/KIBcfkel8D
Бійці з Бахмуту запросили зустріти Новий рік з ними. Поїхав підтримати, подякувати, відвезти допомогу спорядженням. Та подарувати невеличку культурну програму для підтримки бойового духу.
— Віталій Кличко (@Vitaliy_Klychko) December 31, 2022
Шлемо вам вітання з Бахмуту. З переможним 2023 роком!
Слава Україні! Слава її героям! pic.twitter.com/F9mJF6UcE7
Abritée sous une immense tente à la frontière slovaque, Natalia apprend qu'une partie de son quartier de Vinnytsia, dont le marché qu'elle avait pris l'habitude de fréquenter, a été détruite par des missiles. C'est le choc. La musicienne décide de mettre le cap sur la Suisse. Un espoir de paix et de sécurité en bandouillère, elle se décide pour la Romandie. Par amour pour la langue de Francis Cabrel, Charles Aznavour et de nombreux chanteurs francophones qu'elle aime tant. Au centre de requérants d'asile de Boudry, dans le canton de Neuchâtel, elle «prend conscience du nombre de personnes déracinées en raison d'une guerre».
Le statut de réfugiée? Très difficile à accepter pour l'entrepreneuse, qui a toujours été très indépendante.«Ma gratitude pour la Suisse est énorme. Nous sommes tellement d'Ukrainiens à être venus en même temps. C'est incroyable de nous montrer tant de bienveillance», chuchote-t-elle. Désormais, la pianiste de Kharkiv suit deux cours de français différents. «Je suis certes adulte, j'ai fait de longues études, mais je me sens désormais comme un nouveau-né. Je dois tout apprendre, tout comprendre. Comme si j'avais perdu un bout de moi-même.»
Et ce Noël, après ce périple, que signifie-t-il pour elle et les siens? Etrangement, la réponse n'est pas simple. Quand la musicienne a posé le pied en Suisse, il lui était très difficile de parler.
Ceux qui sont partis plus tôt d'Ukraine ont pu épargner un peu plus leur coeur et leur cerveau, songe-t-elle, se rappelant d'une jeune fille arrivée voici deux semaines de Kherson. «J'ai ressenti son incapacité à parler, malgré un grand besoin de communiquer. Je me suis vue en elle.»
Rencontrer les siens au centre de jour est une tristesse autant qu'une joie, et devient bientôt une nécessité. Pour se reconstruire, pour échanger sur l'actualité, et trouver des moyens d'aider le pays.
Passer Noël ensemble, à cet égard, permet de «se sentir en famille», connectée avec d'autres «qui vivent la même situation».
Une façon de transmettre ses valeurs et réaffirmer l'existence de sa société, malgré une guerre qui ne semble pas près de s'achever.