La Suisse fait face à une pénurie croissante de médicaments, et la situation est particulièrement critique en ce moment pour les antibiotiques. C’est ce que souligne l’Office fédéral pour l'approvisionnement économique du pays (Ofae). Mais ces ruptures de fournitures touchent également d’autres produits vitaux, notamment ceux contre le cancer. Actuellement, environ douze médicaments signalés comme essentiels connaissent des perturbations dans leur approvisionnement.
Les conséquences peuvent être graves, car les médecins sont contraints de chercher désespérément des alternatives et, dans le pire des cas, de reporter le début de traitement de patients. Voici comment nous sommes arrivés à cette situation.
L'exemple le plus criant est celui de la vincristine, un médicament générique produit par le laboratoire bâlois Mepha Teva. Ce traitement standard est utilisé depuis longtemps contre la leucémie et les lymphomes, souvent en complément de thérapies anticancéreuses plus modernes. Sans ces génériques au prix abordable, même les traitements les plus récents extrêmement coûteux perdent en efficacité.
A l’automne dernier, la mauvaise nouvelle est tombée pour de nombreux patients suisses atteints de cancer. En octobre, Mepha a informé les médecins par courrier que la vincristine ne serait temporairement plus livrée. L’entreprise recommandait ainsi de ne pas démarrer de nouveaux traitements avec ce médicament, afin de réserver les dernières doses pour les thérapies déjà entamées. «Il conviendrait d’envisager un traitement alternatif ou un protocole différent», précisait la lettre.
En cause, un problème technique survenu dans une usine aux Pays-Bas. Au même moment, les stocks de Pfizer, autre fabricant de la vincristine, étaient épuisés. Pendant deux mois, les oncologues suisses n’ont pu obtenir que des quantités strictement limitées pour les traitements en cours. Pour les nouveaux patients, il fallait soit trouver des alternatives, soit reporter la prise en charge.
Pour le professeur Andreas Wicki, directeur adjoint de la clinique d’oncologie et d’hématologie de l'hôpital universitaire de Zurich, de telles pénuries font partie de son quotidien. Il explique:
Lorsque cela arrive, les patients sont informés de manière transparente. «Bien sûr, ils ne sont pas enchantés, mais ils comprennent la situation.» Lorsque la vincristine n'a plus été disponible, Andreas Wicki s’est tourné vers des fournisseurs étrangers.
Mais rechercher des alternatives prend du temps, et mobilise beaucoup de ressources. «Nous pourrions employer ce temps autrement», admet-il. Actuellement, la leucovorine – un autre générique peu coûteux – est également sujette à des interruptions, environ tous les deux à trois mois. Ce médicament est crucial pour atténuer les effets secondaires de la chimiothérapie, lorsqu'il ne permet pas carrément de la rendre possible.
C'est justement là qu'il y a un paradoxe. Ce sont précisément les génériques, utilisés depuis des décennies et très bon marché, qui sont les plus souvent touchés par les pénuries, alors que leur production et leur approvisionnement pourraient être garantis, ceci à peu de frais.
Alors qu’un traitement anticancéreux de dernière génération peut coûter jusqu’à 120 000 francs par an et par patient, des médicaments d’appoint comme la vincristine ne représentent qu’un coût de 400 francs environ. Andreas Wicki analyse:
Ceci est particulièrement vrai pour la vincristine. Une fiole de 2 millilitres coûte 38,30 francs, un prix trop bas pour inciter l’industrie à maintenir des médicaments peu coûteux utilisés dans les traitements contre le cancer. Des laboratoires comme Spirig ont, en raison des marges insuffisantes, déjà renoncé à ce segment.
Lors de la rupture de stock, la part de marché de Mepha pour la vincristine était de 90%. Une telle concentration rend tout le système extrêmement vulnérable, et un simple incident technique dans une usine suffit à perturber tout l’approvisionnement. Et les autres fournisseurs sont trop peu nombreux pour compenser rapidement de telles baisses.
«L'énorme pression sur les prix a entraîné une concentration des fabricants et des fournisseurs de médicaments au niveau mondial», indique Andrej Salàt, directeur général de Mepha Teva.
La vincristine n’est pas un cas isolé. Au cours des dix dernières années, 15% des génériques utilisés dans les thérapies contre le cancer ont disparu du marché suisse. En Europe, ce recul atteint même 37%.
Pour les génériques essentiels souvent déjà très bon marché, mais cruciaux pour les soins de base, Andrej Salàt appelle les autorités suisses à adopter une politique des prix plus responsable.
Face à cette situation préoccupante, la Suisse a commencé à réagir. Le Parlement a récemment approuvé un mécanisme d’examen dit «différencié» des prix. Concrètement, pour garantir la sécurité de l’approvisionnement, la Confédération ne sera plus obligée de baisser automatiquement tous les trois ans le prix des médicaments, et pourra renoncer à une baisse dans le cas de produits peu coûteux. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) travaille actuellement sur les modalités de son application.
Un débat similaire est en cours au sein de l’Union européenne. La Commission européenne a récemment présenté un nouveau règlement qui prévoit que les états ne se basent plus uniquement sur le prix le plus bas, mais tiennent également compte d’autres facteurs, comme le nombre de fabricants restants, ou la stabilité de l’approvisionnement.
L’OFSP rappelle que la Suisse figure en deuxième position en Europe pour l’accès aux nouveaux traitements contre le cancer. Il souligne aussi que les prix des génériques y sont «très élevés» comparés à l’étranger. L’OFSP invite donc les fabricants à déposer des demandes de hausse de prix ou d’exemption de la baisse automatique. Des demandes souvent acceptées. Concernant la vincristine, l’office précise qu’aucune demande de ce type n’a encore été soumise par les fabricants.
Traduit de l'allemand et adapté par Joel Espi