Le match de foot est terminé, des garçons âgés de 15 et 16 ans sont en sueur. Une douche après la partie semblerait logique. Mais l’entraîneur constate que seule une partie de l’équipe va se laver. Les autres enfilent directement leurs vêtements sur leur corps humide. Excédé par l'odeur durant les trajets du retour, le coach décide que seuls ceux qui se sont douchés pourront monter dans le bus. Après deux ou trois semaines, l’air est à nouveau devenu respirable au retour.
Deux ans plus tard, la même scène se reproduit pour cet entraîneur avec les plus âgés, les 18 et 19 ans. Là encore, seule une partie du groupe se douche. Cette fois, l’entraîneur ne parvient plus à imposer sa règle. Certains préfèrent rentrer avec leur père ou des amis, mais pas dans le bus de l'équipe. Beaucoup se contentent de feindre une douche en se mouillant les cheveux.
Cette tendance à fuir la douche a été abordée lors d’un cours de formation continue pour entraîneurs de l’Association de football de Suisse orientale. Aucune solution n’a émergé, mais tous ont relevé qu’il y a 20 ans, la situation était bien différente, et que la douche faisait partie de la routine des juniors après un match.
En Romandie, des députés neuchâtelois ont récemment interpellé le Conseil d'Etat sur le fait qu'une très large majorité des enfants et des jeunes ne se douchaient plus après l’éducation physique scolaire ou après un entraînement sportif. Le Conseil d'Etat a répondu a cette préoccupation:
Les communes restent responsables du financement des bâtiments, du mobilier scolaire, ainsi que des règlements internes des établissements, a expliqué le gouvernement cantonal. Il répondait à une interpellation de députés interpartis, portée par Patrick Erard (Vert-e-s).
Sur mandat de l’Association suisse pour le sport scolaire (SVSS), l’Université de Lausanne a mené en 2025 une enquête auprès d’enseignants de sport. «L’étude a dressé un portrait très clair de la situation» explique Jonathan Badan, coprésident du SVSS.
Encore fréquents dans de nombreuses salles de sport, les douches et les vestiaires collectifs suscitent souvent chez les enfants et les adolescents un sentiment d’insécurité ou de malaise.
Selon l’étude, 69% des élèves ressentent de la gêne sous la douche, et 35% en se changeant. En conséquence, deux tiers ne se douchent que rarement ou jamais. A peine 6% se douchent systématiquement.
Parmi les 458 enseignants interrogés, près de la moitié déclarent avoir parfois ou souvent des problèmes liés à des disputes dans les vestiaires, et un tiers signale des cas de harcèlement. Vestiaires et douches sont ainsi devenus des zones sensibles dans les écoles et les clubs sportifs, où l’on se moque, où l’on se dispute et où l’on harcèle.
«Bien sûr, l’hygiène reste importante, et la douche après le sport devrait être aussi naturelle que l'est la transpiration pendant l’effort», souligne Jonathan Badan. Mais pour beaucoup d’élèves, cela ne semble plus assez essentiel pour franchir l'obstacle que représente la gêne dans les vestiaires.
La présence des smartphones dans les vestiaires est l’une des raisons mises en avant par Jonathan Badan. Selon l’enquête, dans près de trois quarts des écoles, les élèves sont autorisés à y emporter leur téléphone. Le risque est donc bien réel que des photos indésirables, y compris de nudité, circulent ensuite sur internet.
Cette crainte s’accompagne d’une insécurité croissante vis-à-vis de son propre corps, et d’une honte plus marquée liée aux transformations physiques de l’adolescence. Les moments de nudité collective sont devenus très complexes.
A cela s’ajoute l’influence des réseaux sociaux. On peut y voir des images qui poussent à la comparaison, et des idéaux de beauté souvent irréalistes, voire malsains. Cette sensation d’être à l’aise disparaît dans les vestiaires et sous la douche, explique Jonathan Badan. En pleine puberté, se mesurer à ces idéaux inaccessibles devient particulièrement difficile.
Professeure émérite à l’Institut de psychologie de l’Université de Heidelberg, Annette Kämmerer remarque que les réseaux sociaux exposent sans cesse des images de corps «parfaits», et accentuent de ce fait la pression mise pour leur ressembler. La spécialiste a beaucoup travaillé sur la honte du corps.
Les jeunes timides vont plus difficilement sous la douche. Ceux issus de l’immigration, surtout de pays à tradition islamique, y renoncent beaucoup plus souvent. C’est logique, estime Annette Kämmerer.
En matière de nudité, les règles religieuses varient toutefois beaucoup d’une communauté à l’autre, souligne Jonathan Badan.
La honte du corps est naturelle, poursuit Annette Kämmerer, et tout le monde n’a pas envie de se montrer nu. «On suppose que cette honte est ancienne, qu’elle servait déjà à protéger l’intimité du corps, la reproduction et la construction de relations proches», explique la psychologue.
Notre société pousse pourtant dans l’autre sens, ajoute Annette Kämmerer. C’est une injonction morale à ne pas paraître pudique. «Ne fais pas ta mijaurée!», lance-t-on à certaines femmes. Les jeunes se retrouvent ainsi contraints à franchir les frontières de leur intimité.
Ce changement de norme présente, par ailleurs, des inconvénients pour les adolescents. Sous la douche, ils peuvent constater que les autres ne sont pas parfaits, ce qui peut les aider à porter un regard plus tolérant sur leur propre corps.
Cette interdiction est certes un premier pas important, mais pas suffisant. De toute façon, enseignants et entraîneurs n’ont accès ni aux vestiaires ni aux douches.
Si une interdiction des smartphones dans les vestaires peut sembler logique, certains élèves se comportent malheureusement dans de tels lieux comme si aucune règle ne s’y appliquait, notamment pour l’usage des téléphones.
Il faudrait donc repenser l’architecture des vestiaires, explique Jonathan Badan:
C’est pourquoi le SVSS recommande que les futurs projets de construction prévoient des solutions variées. Elles devraient offrir aux jeunes le choix entre un espace collectif de vestiaires et de douches ou des cabines individuelles garantissant une intimité maximale.
Pour le canton de Neuchâtel, des «solutions simples» existent pour répondre aux réticences, comme autoriser le port du maillot de bain sous la douche ou installer des rideaux ou des cloisons modulaires pour plus d’intimité. Les communes peuvent partager leurs bonnes pratiques via la Conférence des directeurs communaux de l’instruction publique, et évaluer la faisabilité de douches individuelles ou d’autres alternatives plus économiques.
Jonathan Badan ajoute qu’un autre facteur ajoute aux tensions dans les vestiaires. La perception des rôles de genre a changé, notamment sous l’influence du mouvement LGBTIQ+. La question de la vie privée doit aussi être pensée sous cet angle.
Avec du matériel de l'ats.
Traduit de l'allemand par Joel Espi