«Vous me reconnaîtrez à ma voiture grise, un bonnet noir et une moustache», écrit Denis Junod, qui est venu nous accueillir à la gare d'Auvernier (NE). Jovial et avenant, le pêcheur de 71 ans nous met tout de suite à l'aise et nous conduit dans sa cabane sur les rives du lac de Neuchâtel.
«Je suis l'homme le plus heureux du monde», lance-t-il avec un regard doux, «mais c'est vrai que ma vie de pêcheur de l'époque ne ressemblait pas à celle de mon fils aujourd'hui, les choses ont beaucoup changé», poursuit le retraité. Comment le métier de pêcheur a-t-il évolué? Peut-on encore gagner sa vie en se lançant de cette activité? Grand entretien avec une figure du lac de Neuchâtel.
Denis Junod, je croyais rencontrer un pêcheur morose, mais je tombe sur un homme heureux, qu'est-ce qui vous rend si joyeux?
Alors ça, je peux vous dire que, personnellement, je fais preuve de philosophie. Je suis un amoureux de la nature, de ma femme qui m'a donné de beaux enfants et de la vie en général. Après, rien n'est facile dans le couple.
Ce qui me rend heureux aussi c'est que je me suis rétabli d'une grave maladie et je suis très reconnaissant d'être encore là. J'ai toujours vécu comme ça, avec le bateau et le lac, regardez comme c'est beau, je ne m'en lasse jamais.
Vous avez 71 ans, vous êtes donc à la retraite, plus de pêche régulière alors?
Pêcher c'est ma vie. Je pars poser les filets le matin et l'après-midi, je vais aux champignons ou je m'occupe du jardin.
On nous laisse encore travailler un peu pour vivre. Vous savez, certains pêcheurs n'ont pas de deuxième pilier. Avec leur retraite d'indépendant, c'est normale qu'on les laisse travailler un peu même après 65 ans.
Racontez-moi comment se passe une journée type d'un pêcheur sur le lac de Neuchâtel.
Alors, mes journées sont celles d'un pêcheur de 71 ans, elles sont très différentes de celles de mon fils, qui a la quarantaine et qui vit de la pêche. Dans le temps, je me levais à 3h du matin, je rentrais à 9h30, puis je faisais aussi des filets l'après-midi. Aujourd'hui, je me lève à 6 heures du matin et je reviens vers 10h. Je pose toujours des filets, même si les copains me disent que cela n'en vaut plus la peine, car il n'y a plus de poissons.
Donc, je pose une dizaine de filets au fur et à mesure et dès que j'ai tendu le dernier filet, je repars relever le poisson des premiers. La pêche se fait très vite.
Et quels sont les types de poissons que vous pêchez sur ce lac?
Tout d'abord, ce que l'on pêche dépend du type de filet que l'on met à l'eau et de la profondeur à laquelle on le déploie. Ce que j'utilise principalement, ce sont des filets de fond pour pêcher la perche. Avant, je pêchais les bondelles, mais elles sont devenues introuvables, il n'y en a quasiment plus. De temps en temps, je mets des filets allégés pour pêcher la palée ou féra comme disent les pêcheurs du Léman.
Votre fils Olivier Junod est régulièrement interviewé pour parler de son métier de pêcheur, il constate des années moroses et une disparition alarmante des poissons, vous partagez son constat?
Totalement. Le manque de poissons est dramatique.
Je vous parle de la pêche il y a 20 ans. Une grosse pêche c'était 100 kilos, aujourd'hui c'est dérisoire, ce n'est plus tenable de vivre comme ça. Ce qu'il faut comprendre c'est qu'on a toujours eu de bonnes et de mauvaises années, mais depuis sept ans environs, il n'y en a que des mauvaises sur le lac de Neuchâtel. J'ai discuté avec un marchand de filets dernièrement et il m'a dit qu'il n'arrivait plus à les vendre, la situation est vraiment terrible.
Les raisons avancées par la plupart des pêcheurs sont la pollution du lac et la présence des cormorans, qu'en pensez-vous?
Il y a une multitude de facteurs. Je suis un amoureux de la nature et je vois quand elle souffre.
Regardez le travail de Blaise Zaugg, le biologiste spécialiste du lac de Neuchâtel, il peut vous montrer sans aucun doute les problèmes dus aux micropolluants. En tant que pêcheurs, nous avons aussi assisté à la disparition des microplanctons et l'apparition des espèces invasives, comme la mulette, l'anodonte des cygnes dans le lac de Neuchâtel et la moule quagga dans le Léman. Ces espèces sont apparues à cause des changements de l'écosystème de nos lacs et sont en train de bouleverser leur équilibre. Vous me parlez aussi des cormorans, il est vrai que c'est un facteur additionnel.
Les pêcheurs évoquent-ils le changement climatique et l'impact qu'il pourrait avoir sur le lac de Neuchâtel?
Bien entendu que le climat a un impact sur le lac. On remarque la diminution de certaines espèces due à la température de l'eau qui a augmenté et l'apparition d'autres espèces qui semblent s'adapter à cet environnement. Ce que je vois, c'est un décalage de saison pour la frai (réd: la ponte).
Je ne sais pas quelles seront les conséquences de ce décalage saisonnier sur la reproduction et la quantité de poissons dans le lac. On sent que la nature essaie de s'adapter, les poissons essaient de trouver une solution qui leur convient.
Les pêcheurs du Léman interviewés dans la Tribune de Genève ont constaté récemment une grande diminution des perches, faisant de 2024, une mauvaise année, vous confirmez pour Neuchâtel?
Oui, cette année est mauvaise, mais attention, je n'aime pas comparer les lacs, car chacun a ses spécificités. Je dirai que le Léman s'en sort mieux que nous. Je rappelle qu'en 2023, les pêcheurs du Léman ont fait une très belle année de perches, mais il est vrai que 2024 est mauvaise pour eux aussi.
Denis, vous êtes prêt pour raconter vos meilleures anecdotes?
Toujours et j'en ai une flopée.
Quelle a été votre plus grosse prise?
Je ne dirai pas que c'est la mienne, mais plutôt celle de mon fils. Un jour, il me demande de relever un de ses filets du côté de Serrière. J'y suis allé et quelle ne fut ma surprise lorsque je vois un énorme brochet dans ses filets. Il a fini dans le journal avec comme titre «Le benjamin des pêcheurs a eu un brochet de 20 kg».
Le poisson pêché le matin a-t-il meilleur goût que celui du soir?
On pêche le matin pour que le poisson soit le plus frais possible. Si l'on pêche la nuit en été, le poisson meurt dans les filets et il est moins frais. La palée et la féra peuvent mourir dans le filet. Par contre, il y a d'autres poissons, comme la truite, que l'on peut pêcher le soir. L'hiver, il est aussi possible de pêcher la nuit parce que l'eau est plus froide. Mais la principale raison de la pêche du matin, c'est de conserver une qualité optimale pour le conditionnement.
Est-ce une contrainte de se lever à 3 ou 4h du matin?
Jamais. Ce n'est que du bonheur. La pêche m'apporte une liberté inégalable, je suis un homme heureux dès que je vais pêcher.
Si je pouvais mourir sur le lac, je serais heureux.
Vous est-il déjà arrivé de chavirer?
Oui, par une grosse bise, il faisait moins 10 degrés. Mon filet s'est pris dans le moteur et deux vagues plus tard, le bateau s'est rempli d'eau et j'ai dû sauter au lac. Heureusement, je n'étais pas loin du bord, j'ai nagé jusqu'au rivage.
Cette histoire tombe très bien si je peux me permettre, j'aimerais savoir quels sont les principaux dangers du lac.
La bise et le joran. Ces deux vents sont terribles. Le joran peut être d'une violence inattendue et faire chavirer votre bateau.
Vous restez quelques minutes seulement dans une eau froide et c'est la fin. Concernant les autres dangers, je dirai que se prendre dans ses propres filets ou les filets qui s'accrochent au moteur est un risque important. Il y a longtemps, on a retrouvé une pêcheuse décédée qui s'était emmêlée dans son filet, l'accident est vite arrivé. Ah et puis, vous remarquez que je ne mets pas d'habits avec des boutons, un pêcheur ne doit jamais en mettre, car ceux-ci peuvent s'accrocher aux filets et c'est un risque d'accident.
Rassurez-moi, vous avez des bouées de sauvetage ou des téléphones portables pour prévenir les secours?
Bien entendu, mais les bouées ne vous sauvent pas de l'hypothermie et parfois le réseau des téléphones est mauvais sur le lac.
(Une voix se fait entendre dans la cuisine, c'est Gemma, la femme de Denis.)
Gemma: Une fois, j'ai eu peur pour lui. Je me suis inquiétée, car il était en retard. Vous savez, il a une horloge dans la tête, il ne rentre jamais en retard. Ce jour-là, il y avait du vent et je ne le voyais pas arriver.
Denis Junod: J'ai eu un malaise, j'étais seul et je m'étais évanoui. J'ai tout juste eu le temps d'appeler ma fille au téléphone.
J'ai conduit avec une main jusqu'à la rive. J'ai vraiment cru que c'était la fin.
Avez-vous déjà vu quelque chose d'étrange sur le lac?
Oui, un soir, j'ai vu quelque chose de lumineux descendre du ciel et d'un coup remonter à l'équerre très rapidement. C'était un objet volant, mais aucune idée de ce que cela pouvait être. Et je vous rassure, je n'ai rien bu ce soir-là (rires).
Et attrapé quelque chose d'étonnant dans vos filets?
Alors cette anecdote est savoureuse. J'ai amené un copain froussard pêcher et je lui ai raconté l'histoire véridique d'une femme qui avait disparu dans le lac.
Je peux vous dire que mon copain a eu la peur de sa vie. J'ai vite compris que cette mâchoire était très ancienne, je l'ai apportée aux archéologues et il s'avère qu'elle datait de l'époque romaine.
La pêche est mauvaise, le moral de vos collègues est en berne et le manque à gagner est important, est-ce que votre métier a encore un avenir?
Honnêtement, je ne sais pas.
Mon fils Olivier a repris ses activités de serrurier en plus de la pêche pour joindre les deux bouts. Vivre de la pêche est presque impossible aujourd'hui.
Vous déconseillez donc de se lancer dans cette activité?
Oui. A mon époque, on pouvait commencer le métier avec 10 000 ou 15 000 francs en poche, aujourd'hui, il faut des centaines de milliers de francs pour démarrer son activité. Acheter un bateau et tout le matériel, c'est énormément de dépenses que vous faites de votre poche.
Mon fils a parlé de morosité récemment dans la presse, je fais le même constat, aujourd'hui, je ne vois pas comment on peut nourrir sa famille avec la pêche comme seule source de revenus. Mais je tiens à ajouter que je suis un homme d'espoir. J'espère voir toujours des pêcheurs sur le lac, car c'est un endroit magnifique, rempli de poésie et que les poissons d'eau douce sont savoureux, il ne faut pas l'oublier.