Un guérisseur caresse les fesses d’une cliente pendant un massage: il écope d’une amende pour atteinte à la pudeur. Un autre homme, rongé par la jalousie, incendie l’appartement du nouvel amant de son ex-compagne et se voit condamné à 42 mois de prison. Un quinquagénaire est envoyé derrière les barreaux pour 12 ans, après avoir abusé sexuellement de sa belle-fille mineure à des centaines de reprises.
Quand on pense au système judiciaire, ce sont ces affaires qui viennent à l’esprit – des abîmes humains où se croisent auteurs de crimes et victimes. Les juges, eux, restent souvent inaccessibles, se limitant à annoncer leurs décisions avec gravité.
C’est pourquoi il est surprenant de découvrir que Marc Boivin, responsable de certains de ces verdicts, n’est pas seulement juge, mais aussi comédien. Président du Tribunal cantonal de Fribourg, il fait également rire la Romandie sur scène, à la radio et dans le journal satirique Vigousse.
A 52 ans, Marc Boivin évolue dans deux mondes apparemment opposés. Mais il affirme:
Habillé d’un t-shirt uni, d’une veste sombre et d’un jean, il nous fait visiter un ancien bâtiment dans la vieille ville de Fribourg. Sa première blague ne tarde pas:
Changement de décor: ce soir-là, au théâtre culturel La Tour Vagabonde de Fribourg, environ 50 spectateurs assistent à l’enregistrement de l’émission humoristique Les Dicodeurs. Diffusée par RTS, cette émission de 55 minutes mêle sketchs et dialogues humoristiques. Marc Boivin, accompagné de trois autres comédiens – surnommés les Dicodeurs –, chante une version parodique du tube italien Sarà perché ti amo.
L’invité du jour, l’ancien conseiller fédéral Joseph Deiss, tente de démêler les vraies paroles des fausses traductions. Pendant la soirée, il participe à divers jeux humoristiques, comme deviner la signification du mot «chionosphérophilie». Boivin, facétieux, le persuade qu’il s’agit d’un trouble où les enfants mangent le contenu en plastique des œufs Kinder, alors qu’en réalité, cela désigne la passion pour les boules de neige.
Dans un autre jeu, Boivin pose des questions pièges. «Dernièrement, Beat Jans a été reconnu dans la rue. Vrai ou faux?» La réponse: vrai. Le Conseiller fédéral aurait vu son propre reflet dans une vitrine.
Joseph Deiss tombe dans tous les pièges humoristiques de Boivin. «Vous avez gardé cet esprit taquin que vous aviez déjà comme étudiant», constate-t-il. Joseph Deiss parle en connaissance de cause: il a eu le juge humoriste comme élève à l’Université de Fribourg.
Né à Bâle, Marc Boivin a passé l’essentiel de sa vie à Fribourg, y compris ses années scolaires. Pendant un an, il a partagé les bancs de l’école avec Alain Berset, aujourd’hui secrétaire général du Conseil de l’Europe. Les deux hommes sont restés amis, et tous deux ont un accessoire signature: le chapeau. Tandis que Berset préfère les Borsalino, Boivin opte pour un Panama.
Leurs chemins ont ensuite divergé: Berset est socialiste, Boivin est membre du PLR. Depuis 2003, il fait partie de l’équipe des Dicodeurs et a publié trois livres ainsi qu’une bande dessinée. En 2016, il est devenu juge titulaire au Tribunal cantonal, d’abord dans la section des assurances sociales, puis en droit pénal. En 2024, il a été élu président du Tribunal cantonal, une première pour un juge travaillant à 70%.
Le fait qu’un comédien dirige une institution judiciaire peut surprendre. Cela nuit-il à l’image de la justice? Non, selon le directeur de la justice fribourgeoise, Romain Collaud. «Certains membres du Tribunal fédéral ont exprimé leur scepticisme», reconnaît le conseiller d’État PLR. Mais pour lui, Marc Boivin apporte un vent de fraîcheur à une justice perçue comme rigide et distante.
Boivin lui-même insiste sur la séparation entre ses deux métiers. Son humour, qu’il affine sur scène, l’aide parfois dans ses fonctions de juge: «Etre à l’aise dans la communication m’est utile, notamment pour annoncer un verdict difficile à un accusé». Il précise néanmoins qu’il ne fait jamais de blague sur des affaires graves, comme celles impliquant des abus sexuels. Mais dans des contextes plus légers, comme quand un avocat laisse tomber un dossier, il s’autorise une plaisanterie.
En revanche, ses affaires judiciaires n’inspirent jamais ses sketchs. Il préfère se moquer des sujets politiques. Son collègue humoriste Eric Constantin, également Dicodeur, avoue avoir été surpris d’apprendre que Marc Boivin était juge:
Ce soir-là, Marc Boivin n’a pas peur d’aborder des sujets sensibles. Lorsque l’ancien conseiller fédéral Joseph Deiss évoque le conflit à Gaza et propose des idées pour résoudre cette crise, notre homme intervient en comparant la question de l’Etat palestinien au conflit jurassien. «Moutier est notre petit Jérusalem local», déclare-t-il. Certains trouvent cette comparaison absurde et drôle, tandis que d’autres restent figés, le rire étouffé par la gravité de la guerre.
Pour le Fribourgeois, les limites de l’humour s’arrêtent là où les propos deviennent insultants, diffamatoires ou incitent à la haine.
Il ajoute toutefois qu’il croit fermement que l’on doit pouvoir rire de tout. Quant à la peur d’être cloué au pilori dans une époque marquée par le politiquement correct, il la balaie d’un revers de main:
Marc Boivin a accepté l’idée qu’en tant que comédien, il ne pourra jamais plaire à tout le monde. «Ce n’est pas différent pour un juge», conclut-il. «Les jugements de tribunal ne plaisent jamais à 100% à l’une ou l’autre des parties.»
(Traduit de l'allemand par Tim Boekholt)