A compter du 1ᵉʳ août, date à laquelle Donald Trump a annoncé qu’il comptait imposer à 39% les importations suisses aux Etats-Unis, vous attendiez-vous à la confirmation de ce coup de massue six jours plus tard?
Olivier Meuwly: On espérait tous que ce ne soit pas le cas, mais les signaux négatifs étaient là.
Les signaux négatifs?
En deux ou trois jours, qu’aurait-il fallu faire pour inverser la donne? Ce qui n’avait pas été fait avant? Karine Keller-Sutter et Guy Parmelin se sont rendus à Washington avec des propositions manifestement trop tardives.
Comment qualifieriez-vous ce que vient de subir la Suisse?
Une énorme déconvenue. La Suisse vit par le libre-échange, le plus grand possible. Et voilà que son partenaire américain, l’un des plus importants pour elle, rompt toutes les règles en ce domaine. Avec le regard d’historien, je dirais qu’une fois de plus, la Suisse doit se battre avec un milieu protectionniste.
C’est-à-dire?
Au 19e siècle, alors que la révolution industrielle bat son plein, la Suisse diversifiait ses marchés pour contourner ceux qui se fermaient ou ceux avec lesquels il était compliqué de commercer, telles la France, l’Allemagne et l’Italie.
A l’époque, on négociait en permanence les tarifs douaniers. La Confédération elle-même se protégeait avec des tarifs de combat. Elle préservait son marché agricole, par exemple.
A cette époque, est-ce que chacun jouait pour soi?
Oui et non. La première expérience d’alliance économique est l’union douanière allemande, sous la direction de la Prusse. C’est l’économiste Friedrich List qui propose et fait aboutir cette union en 1833. Laquelle devient un gros problème pour la Suisse, parce qu’il n’est alors plus possible pour elle de négocier avec chaque Etat allemand.
Sans remonter à l’Ancien Régime, trouve-t-on dans le passé des dirigeants étrangers ayant eu aussi peu d’égards que Donald Trump envers la Suisse?
En 1889, il y eut une affaire d’agent provocateur allemand qui avait été démasqué en Suisse, l’affaire Wolgemuth, un socialiste. Bismarck voulait faire une alliance avec les Russes et les Autrichiens pour faire pression sur la Suisse, qui se permettait d’être une démocratie dans un ensemble européen qui n’était pas démocratique. Au Conseil fédéral, Droz le Neuchâtelois et Ruchonnet le Vaudois, avaient tenu tête pour qu’on ne livre pas Wolgemuth à Bismarck, contre l’avis de germanophiles suisses. Plus tard, au 20e siècle, la Suisse eut un grand ennemi, Staline. Le tyran soviétique haïssait les Suisses.
Dans son bras de fer perdu, en l’état, avec les Etats-Unis de Donald Trump, la Suisse vous est-elle apparue faible et isolée?
Faible, assurément. Isolée, elle l’est un peu par nature, puisqu’elle ne fait pas partie d’un ensemble supranational. On peut bien sûr penser qu’elle n’aurait pas été taxée si fortement si elle était membre de l’Union européenne.
Pourquoi jugez-vous que la Suisse a été faible face à Donald Trump?
A ce stade, je ne saurais pas dire exactement pourquoi la Suisse s’est montrée faible. Il y a des raisons externes et internes probablement. On ne sait pas tout. On ne sait pas grand-chose, à vrai dire. Enormément d’éléments conjoncturels restent inconnus pour l’heure. Des informations sortiront sans doute qui permettront de comprendre les causes de cet état de faiblesse.
Dans une époque qui voit un Trump mettre en pièces les conventions commerciales, socle de la prospérité helvétique, la Suisse ne vous apparaît-elle pas en danger?
C’est l’un des enjeux. Encore une fois, elle apparaît isolée. A-t-elle encore intérêt à cet isolement? On verra.
Le débat n’est pas clos. Ce que beaucoup de gens vont sûrement se dire, à présent, c’est que si les négociateurs suisses ont travaillé avec l’Union européenne dans le cadre des Bilatérales III, comme ils l'ont fait avec les Américains dans le cadre des droits de douane, cela promet! L’avenir risque d’être brutal en Suisse.
On peut se dire aussi que la Suisse a peut-être de la chance d’avoir terminé ses négociations sur les Bilatérales III à la fin de l’année dernière, sinon les Européens, voyant comme Donald Trump la traite, auraient peut-être été moins enclins à certains compromis avec elle.
Peut-être. On ne le sait pas, mais la remarque est légitime.
Deux options sont ouvertes: certains vont plaider en faveur des accords bilatéraux III avec l’UE de façon à sortir la Suisse de l’isolement; d’autres vont à l’inverse combattre ces accords, arguant du fait que la Suisse ne doit pas «se faire bouffer» par l’Europe comme elle vient de «se faire bouffer» par les Etats-Unis. Inutile de dire que le débat sera tendu.
La Suisse a-t-elle loupé quelque chose en refusant, d’un cheveu, d’adhérer à l’Espace économique européen, l’EEE, en 1992?
Ce n’est pas impossible, mais on ne refait pas l’histoire. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que l’EEE nous aurait protégés par rapport à Trump.
La Suisse n’en paraît pas moins désarçonnée par les 39% de Trump, non?
Le Conseil fédéral pousse les entrepreneurs à prendre en quelque sorte la relève, à venir à la rescousse des politiques. Comment interprétez-vous cet appel?
Cela peut surprendre, mais ce n’est pas quelque chose de nouveau en Suisse. Cela nous dit qu’en Suisse, les pouvoirs publics travaillent avec les privés et que l’Etat n’est pas le seul à détenir la vérité. C’est d’ailleurs ce qui m’étonne dans ce grand ratage: comment se fait-il, étant donnés les liens étroits entre le Conseil fédéral et les milieux économiques, qu’on n’ait pas senti le vent tourner plus tôt? C’est un mystère pour moi. Je ne suis pas choqué en soi que le Conseil fédéral fasse appel aux entrepreneurs.
Est-ce dans l'ADN du développement économique de la Suisse.
Ce n’était pas l’Etat. Lorsqu’il n’y avait pas de consulats à l’étranger, parce que c’était trop cher, parce qu’on considérait qu’on n’était pas une grande puissance, ce sont les entrepreneurs qui se débrouillaient, qui jouaient le rôle de consuls. Cette coopération public-privé est ancienne, elle fera hurler la gauche, mais elle n’a pas été néfaste.
Que pensez-vous des déclarations de l’UDC, qui laisse entendre que des conseillers fédéraux auraient agi de manière à affaiblir la Suisse dans ses négociations avec les Etats-Unis pour favoriser les liens de la Confédération avec l’Union européenne?
Par ses allégations visant à désigner des boucs émissaires, l’UDC confirme que sa vision d’une Suisse tirant sa puissance de son splendide isolement est complètement fausse. S’il fallait une nouvelle preuve que la Suisse n’est pas à l’abri sur sa planète, comme essaie de nous le faire croire l’UDC, on l'a en plein avec la gabegie des droits de douane américains.