Suisse
Mafia

Une pizzeria suisse était un QG de la mafia Ndrangheta

L'«adorable» ouvrier était le bras droit d'un clan mafieux en Suisse

Les gens qui le connaissaient le considéraient comme «un type très gentil». Mais pour les enquêteurs, cet ouvrier du bâtiment discret jouait aussi un rôle central dans un clan mafieux calabrais implanté en Suisse.
28.04.2025, 05:2928.04.2025, 05:29
Henry Habegger / ch media
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Selon des documents italiens, Rocco Anello, 64 ans, se rendait environ une fois par mois en Suisse depuis la petite ville de Filadelfia, en Calabre. Il dirigeait la puissante Ndrangheta des Anello-Fruci, et avait des affaires à superviser et à régler de l'autre côté des Alpes.

Environ une fois par mois, des témoins assistait à un spectacle étonnant dans un restaurant près de Baden (AG). Un groupe d'Italiens se remplissait longuement la panse, une véritable orgie. Mais un jour, ils se sont levés sans payer. Le tenancier s'est alors précipité à leur suite et - fait inattendu - a mis une enveloppe dans la main de l'un d'entre eux, avec la recette du jour.

Clan de la Ndrangheta « argovienne » : les armes venues de Suisse ont été payées avec de la cocaïne
A quelques pas du commissariat: la pizzeria (en arrière-plan) était une sorte de centre de contrôle d'un clan mafieux.Image: hay

Parfois, les Italiens venaient aussi avec femmes et enfants. 20 à 30 personnes, et là non plus, ils ne payaient pas un centime. A la place, le restaurateur apparaissait avec une enveloppe.

Conducteur de pelleteuse et bras droit du chef

Un homme de 58 ans, trapu et inoffensif au premier abord, participait à ces réunions. Les gens qui le connaissent le décrivent comme un «type adorable», un «gars très sympa». Il vivait en Argovie, était officiellement ouvrier du bâtiment, dirigeait en parallèle une petite entreprise d'horticulture et possédait une pelleteuse.

Les enquêteurs des deux pays considèrent toutefois cet homme réservé comme «l'interlocuteur principal» de Rocco Anello en Suisse. Il aurait depuis toujours «un contact étroit et direct» avec le redoutable patron.

Le clan Anello s'est enrichi à partir des années 1980 grâce au trafic de drogue, notamment de cocaïne produite en Colombie. Il s'est assuré le pouvoir en faisant venir des armes de Suisse. L'ouvrier «adorable» aurait organisé ces transferts.

Rocco Anello.
Le parrain calabrais Rocco Anello.Image: dr

Le clan a investi à grande échelle en Suisse. Dans des restaurants, des boîtes de nuit, dans le secteur de la construction et de l'immobilier, dans des fonds financiers risqués. Il a collaboré avec de nombreux acteurs douteux et criminels. Dans ce contexte, selon les enquêteurs, c'est l'ouvrier du bâtiment qui représentait «les intérêts économiques» de la bande dans le pays, «en encaissant les revenus des activités illégales». Il récupérait également les dettes et les «taxes». Il rendait régulièrement «compte» de ses revenus au patron et transférait lui-même les bénéfices en Italie.

En 2020, le petit entrepreneur a été arrêté dans le cadre d'un vaste coup de filet baptisé «Imponimento». Tout comme une poignée d'autres compatriotes en Suisse. En premier lieu, le patron, 58 ans, d'une pizzeria à Muri (AG). Son établissement servait en quelque sorte de quartier général.

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Voici le restaurant en question.Image: KEYSTONE

Comme une centaine d'autres, le quinquagénaire a été condamné l'année dernière à une peine de prison en Italie: 17 ans dans son cas. L'ouvrier du bâtiment, lui, est en Suisse et à nouveau libre depuis longtemps. S'il ne disparaît pas des radars, il devra assister à son procès devant le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone: le Ministère public de la Confédération vient de déposer contre lui une «accusation pour participation ou soutien à une organisation criminelle»

Des kalachnikovs cachées dans une cargaison de pneus

Un témoin principal a raconté aux enquêteurs italiens une livraison d'armes que l'ouvrier du bâtiment se serait procurées. Franco, un marchand de pneus qui s'approvisionnait régulièrement à Lugano pour les revendre dans le sud du pays, était impliqué. Il est entré en Suisse avec un kilo de cocaïne qu'il avait reçu du clan Anello. Le paquet était caché dans la roue de secours de sa voiture rouge.

Grâce à cela, il a payé des armes. Elles sont ensuite arrivées en Calabre par le rail, dans un wagon de marchandises rempli de pneus.

«Il y avait beaucoup de fusils, de kalachnikovs et de pistolets de calibre 38 et 357 magnum»
Un témoin

La commande incluait également une grande quantité de munitions.

Ce même témoin de première main a ensuite confirmé que l'Argovien était bien en charge des armes. Il l'avait vu en Calabre lorsqu'une deuxième livraison, plus importante, avait été envisagée. Elle ne s'est finalement jamais concrétisée, le vendeur de pneus s'est défilé.

Autre affaire, qui remonte à 2016: Rocco Anello a commandé des «tuyaux» à son contact. Celui-ci a demandé à un Italien, qui dirigeait une société de transport à Domat/Ems (GR), d'acheminer deux paquets de munitions «9 mm court» en Calabre. La centaine de cartouches provenaient apparemment d'un dépôt qu'un entrepreneur de la bande avait constitué en Suisse. La mule a ensuite été interceptée à la frontière par la police italienne.

Sac Migros et agents infiltrés

Lorsque les enquêteurs ont demandé à quoi le clan avait destiné les armes, un mafieux repenti a répondu:

«De toute évidence, elles ont servi soit pour commettre des meurtres, soit pour intimider à des fins d'extorsion».

Il a identifié sur une photo l'ouvrier du bâtiment comme étant celui qui importait les armes.

En Suisse aussi, celles-ci faisaient partie du quotidien au sein du groupe. Selon les notes d'un agent infiltré de la police fédérale, le restaurateur, ancien videur à Bâle, en conservait toute une panoplie. Il a proposé à un autre agent un «fusil d'assaut neuf» pour 1500 francs. Il conservait un revolver de calibre 7,5 et un Walther PPK avec leurs munitions dans un sac Migros.

Il a également montré à l'indic un pistolet SIG noir et un mini-revolver 22LR de la marque North American Arms. Il a dit que c'était pratique, qu'on pouvait le porter à la cheville, qu'il en avait cinq. Il manquait l'un des revolvers, son fils devait probablement s'en être emparé.

L'indic a finalement acheté à l'ouvrier une arme de l'armée suisse - il a payé les 2000 francs en billets marqués. Le fusil d'assaut avait en fait été volé dans un stand de tir à Worben (BE).

Des voitures et des femmes

Selon ses propres dires, l'ouvrier du bâtiment serait arrivé en Suisse en 1982, il aurait gagné beaucoup d'argent, qu'il aurait cependant dilapidé dans des voitures et des femmes. Avec deux boîtes de nuit, il a perdu 300 000 francs.

Sa société faisait apparemment aussi partie du réseau. Vers la fin de l'année 2015, Rocco Anello est allé voir des machines de chantier d'occasion en Argovie, que le conducteur de pelleteuse voulait acheter pour monter sa propre affaire. Des conversations interceptées révèlent que c'est Anello qui a finalement financé les engins. Mais les pelleteuses servaient également de couverture pour d'autres équipements lourds, probablement des armes. Au téléphone, Rocco Anello a un jour demandé au conducteur de la pelleteuse, qu'il appelait «Bistecca» (réd: bifteck en français): «Envoie-moi toutes les pièces de la pelleteuse, pas seulement la moitié», il voulait «l'assembler».

En 2018, une pelle Hitachi sur chenilles Zaxis 85 a été transportée par camion depuis l'Argovie jusqu'en Calabre. Elle a fait une halte sur un terrain à Collina d'Oro près de Lugano, chez le cousin du trafiquant. Halte suivante: Rho, près de Milan, proche de chez un membre du clan. Deux mois plus tard, on a cette fois-ci aperçu l'engin sur un chantier dans le village natal de Rocco Anello, Filadelfia. Là où le patron avait fait construire une maison pour sa fille, qui venait de se marier.

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Petit camion d'ouvrier du bâtiment, véhicule du propriétaire. Voici à quoi ressemblait le parking de la pizzeria de Muri à l'automne 2020. Les conducteurs étaient alors en détention depuis des mois.Image: hay

L'ouvrier du bâtiment ne semblait pas toujours très à l'aise dans son travail. Il lui arrivait de ne pas répondre au téléphone pendant plusieurs jours. C'est ce qui s'est passé à l'automne 2015, lorsqu'Anello voulait vendre une Ford Mustang enregistrée au nom de son homme de main. La voiture était stationnée en Allemagne, chez un Turc.

Le tenancier de la pizzeria de Muri a alors tenté de tirer profit de la situation. Bistecca se comportait «bizarrement ces derniers temps», a-t-il dit au grand patron. Le gérant, amateur de Ferrari, a proposé de faire immatriculer à son nom la Fiat 600 que le patron voulait acquérir à la place de la Mustang,

La sœur du patron, âgée de 59 ans, travaillait dans la région depuis des années, déguisée en serveuse dans des restaurants où le clan avait ses entrées. Cela prouve à quel point celui-ci voulait se concentrer sur la Suisse. Elle réservait parfois des chambres d'hôtel lorsque sa parenté débarquait. Son mari - mort entretemps - était un mafieux redoutable. Le Ministère public de la Confédération a récemment condamné la veuve par ordonnance pénale pour blanchiment d'argent. Elle rejette la peine, son cas sera donc porté devant le Tribunal pénal fédéral.

Un proche parent de l'ouvrier du bâtiment, âgé de 65 ans, était lui aussi impliqué. Il a d'abord vécu en Argovie, puis a été associé d'une entreprise de maçonnerie dans le canton de Zoug dans les années 90. Il a ensuite déménagé au Tessin. Il y a travaillé à mi-temps comme ouvrier communal et touchait une rente partielle de l'AI. En Italie, il se présentait toujours en Mercedes. Il a été extradé vers son pays d'origine en 2021, et condamné entre-temps à onze ans de prison. Selon les enquêteurs, il aidait Bistecca dans le commerce des armes entre autres. Il agissait par ailleurs en Italie comme prête-nom pour le «boss» et avait permis d'enregistrer des biens immobiliers et des domaines appartenant à Rocco Anello à son nom.

Tous bénéficient de la présomption d'innocence.

Traduit de l'allemand par Valentine Zenker

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Des photos vintage de passages piétons en Suisse:
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source: photopress-archiv / bischof
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