L'administration cantonale aurait ensuite tardé à rectifier le tir. Difficile de chiffrer les pertes pour l'Etat, mais potentiellement des dizaines de millions de francs.
Grâce à la loi sur l'information, Le Temps a pu obtenir deux avis de droit de deux spécialistes en droit fiscal, dont celui d'Yves Noël, professeur de droit fiscal à l'Université de Lausanne. Il révèle plusieurs problèmes et anomalies dans l'application du bouclier fiscal, selon une enquête du quotidien publiée jeudi. Contacté par Keystone-ATS, Yves Noël a confirmé les informations et propos le concernant publiés par ce média.
Pour rappel, le but du bouclier fiscal est que le cumul de l'impôt cantonal et communal sur le revenu et sur la fortune ne dépasse pas un certain pourcentage du revenu, afin d'éviter que la taxation ne devienne confiscatoire. Dans le canton de Vaud, ce taux est de 60%.
L'administration fiscale alors dirigée par Pascal Broulis aurait-elle enfreint la loi dans ce domaine très technico-juridique?
Pour résumer, de 2009 à 2021, le fisc vaudois n'aurait pas pris en considération la totalité des revenus pour le calcul du bouclier, avec pour conséquence que de riches contribuables auraient été moins taxés qu'ils n'auraient dû l'être. Le Temps évoque potentiellement des dizaines de millions de francs qui auraient ainsi pu échapper aux caisses de l'Etat.
Un arrêt du Tribunal fédéral de 2018 aurait dû permettre de rectifier cette mauvaise application de la loi rapidement, à l'instar de Genève qui a, par exemple, rectifié le tir après deux mois déjà. Or elle ne l'a été que quelques mois avant le départ de l'ex-grand argentier Pascal Broulis en 2022.
«Entre 2008 et 2021, la pratique de la Direction générale de la fiscalité (DGF) en matière de bouclier fiscal n’a fait l’objet d’aucune remise en question de la part des différentes autorités de surveillance. Dans ces conditions, il ne paraît donc pas possible de parler d''erreur' ou de 'volonté délibérée' de ne pas respecter le texte légal au vu de ces nombreux contrôles portant sur plusieurs années», a répondu par écrit la DGF à Keystone-ATS.
La question de l'application d'un système cumulatif est au coeur du problème. Pour déterminer sur quelle somme totale s'applique le pourcentage de 60% du bouclier, la loi vaudoise en vigueur dès 2009 stipulait clairement qu'il fallait considérer tous les revenus du contribuable et donc aussi les rendements de sa fortune (gains, dividendes et intérêts liés à des placements).
Or pendant treize ans, c'est un système alternatif qui a prévalu: le 60% était appliqué soit uniquement sur les revenus (salaires, rentes, etc.) soit uniquement sur le rendement de la fortune, mais pas sur les deux cumulés. En 2018 donc, le TF a confirmé que lorsque la loi prévoit expressément un système cumulatif, il doit être appliqué.
Dès 2022, une autre erreur semble apparaître, selon l'avis de droit, sur la façon de considérer, toujours dans le calcul du bouclier fiscal, les dividendes des actionnaires détenant une participation dite qualifiée (c'est-à-dire au moins 10% du capital). Le fisc vaudois a pris en considération 100% de ces dividendes dans son calcul contre 70% auparavant, à l'encontre du principe de double imposition.
«Seule une investigation interne permettrait de comprendre l'erreur initiale d'une part et sa répétition sur plus d'une décennie d'autre part, ainsi que le laps de temps écoulé entre l'arrêt du Tribunal fédéral et le changement de pratique intervenant quatre ans plus tard», juge Yves Noël dans son avis de droit du 1er mai 2024, commandé par l'ex-ministre des finances Valérie Dittli.
Ces nouveaux éléments apportent aussi un autre éclairage sur le conflit entre Valérie Dittli et la directrice de la fiscalité, Marinette Kellenberger. Cette dernière a fait de la rétention d'informations envers sa ministre, selon l'audit commandé par le Conseil d'Etat à Jean Studer sur les dysfonctionnements au sein du Département des finances et de l'agriculture (DFA).
A la suite de sa publication, la ministre centriste s'est vu retirer le 21 mars dernier avec effet immédiat son rôle de grande argentière du canton (finances et fiscalité). (sda/ats)