Jeudi, un terrible incendie a ravagé une maison d'Yverdon-les-Bains. Une famille entière a péri, deux adultes et leurs trois filles. Un drame terrible que les camarades des fillettes décédées ont dû appréhender à l'école, avec leurs enseignants, les directeurs, les doyens des écoles, les psychologues scolaires et les parents, entre tristesse, choc et incompréhension.
Comment accompagne-t-on les enfants et adolescents pour traverser au mieux de telles épreuves? Comment, en tant que parent, peut-on aider son enfant à accepter une situation extrême comme celle-ci? On en parle avec Raphaël Gerber, chef de l'Office de psychologie scolaire du canton de Vaud.
Comment s'organise une telle journée dans les écoles concernées?
Raphaël Gerber: Dans le canton de Vaud, depuis 2002, les 93 établissements scolaires disposent d’un protocole d’intervention en cas d’incident critique (lire ci-dessous). Comme, dans ce cas, il y a trois filles décédées, qui étaient scolarisées dans deux établissements différents, les psychologues du dispositif yverdonnois ont été mobilisés, ainsi que des psychologues de Grandson (VD), venus en renfort. Leur rôle est d'accompagner les enseignants dans les classes, car ce sont eux qui l'annoncent à leurs élèves. L'objectif est de leur offrir un espace de parole pour ventiler leurs émotions, mais pas tellement d'évoquer les circonstances du drame.
Quelles sont les réactions types des enfants? Elles ne sont sans doute pas les mêmes d'un âge à l'autre...
C'est surtout en fonction de la capacité de chaque enfant à accéder à ses émotions. La première, c'est évidemment la tristesse, les larmes, c'est la réaction majoritaire. Une autre réaction, c'est d'être en retrait, de se protéger de ses émotions et de se renfermer sur soi-même afin de contenir ses émotions. Certains autres cherchent à mettre de la distance avec des propos parfois déplacés ou incongrus.
C'est de nature à vous alarmer?
Non, toutes ces réactions sont normales. Un tel événement provoque non seulement de la tristesse mais aussi des difficultés d'endormissement, de l’anxiété qui n’existait pas auparavant ou parfois des changements d’humeur. Il y a lieu de s’inquiéter si ces attitudes persistent régulièrement pendant une semaine ou deux semaines. Si ça dépasse un mois, alors il faut être très attentif car cela risque de devenir pathologique. Des réactions fortes face à un tel événement qui a provoqué tant d’émotions dans une ville sont normales, il s’agit d’accompagner les enfants là où ils en sont.
Les informations circulent vite, vous devez agir rapidement?
C'est essentiel. Tout est fait pour que les enseignants soient accompagnés par leurs directions et les psychologues ou infirmières scolaires afin de permettre l’expression des émotions des élèves dans les classes. Ensuite les enfants doivent pouvoir revenir très vite au programme et au déroulement de leur journée. C'est la chose la plus utile pour un enfant, ne pas s'attarder sur un drame. Si certains ont besoin de plus de temps, il est préférable qu'ils restent à la maison. Plus l'enfant est jeune, plus on va le mettre en contact, s'il a des émotions fortes, avec des personnes de confiance, donc principalement ses parents, qu'on peut appeler pour qu'ils viennent le chercher, le rassurer. Il faut aussi se rendre compte que dans chaque classe, il y a des enfants qui ont vécu d'autres décès dans leurs familles, d'autres drames, donc ça peut raviver des souvenirs. Le rôle des psychologues, c'est aussi d'identifier les enfants qui pourraient avoir plus de peine à gérer ces situations.
Comment les parents peuvent-ils accompagner au mieux leurs enfants dans cette épreuve?
Il faut répondre à leurs questions et se mettre à leur niveau de compréhension selon leur âge, donc ne pas projeter les inquiétudes et le discours d'adultes, lui demander pourquoi il est triste. Il faut manifester sa présence. Que l'enfant ait 4, 6, 10 ans, ses propos ne seront pas les mêmes, le parent doit se laisser guider par son enfant. L'adulte est aussi face à sa propre émotion, il a le droit d’être triste et de le montrer. Ce n'est pas une pathologie d'être triste! Le parent doit normaliser, expliquer que dans la vie, les drames, ça arrive. Il faut ensuite être attentif, les besoins ne seront pas les mêmes d'un enfant à l'autre. Plus ils sont jeunes, plus ils ont besoin de passer par un moyen d'expression qui n'est pas forcément la parole.
Par exemple?
Un enfant de quatre ans ou six ans va avoir du mal à mettre des mots. Les parents doivent être attentifs. L'enfant parle-t-il? S'enferme-t-il dans sa chambre? Mange-t-il? Dans les jours qui suivent, les parents doivent remettre gentiment l'enfant dans des rythmes. Comme à l'école où le programme reprend, à la maison, c'est pareil. Plus on reste sur la situation, plus on la dramatise. Et il convient de lui permettre d'élaborer psychiquement ce qui est en train de se passer. Pour les enfants, c'est par le jeu. Encourager les enfants à prendre les Lego, par exemple.
A l'ère des réseaux sociaux, des médias où les vidéos peuvent circuler vite, les enfants peuvent être confrontés à des images violentes. Certains ont peut-être vu la maison en flammes... Ça facilite ou ça complique le travail des psychologues.
Ni l'un, ni l'autre. Nous savons que les enfants sont plus ou moins confrontés dans leur vie de tous les jours à des images fortes. Toutes les images ne sont pas traumatiques. En fonction du développement, de l’âge de l'enfant, il peut être très impressionné, apeuré ou pas du tout. Je dirais qu'il ne faut pas priver les enfants de voir ces images, mais les accompagner, de leur demander ce que ça leur fait. Les parents doivent rassurer, accompagner l’endormissement si nécessaire car l’enfant s’est construit des images qui peuvent être envahissantes.
Donc il ne faut pas empêcher un enfant de regarder le téléjournal, par exemple?
Non, parce que si on le prive, l'enfant va se demander pourquoi l'adulte lui cache certaines choses, et ça va susciter beaucoup trop de curiosité. Le parent doit aider l'enfant à comprendre. On peut le prévenir: «Attention, si tu veux venir regarder la télé, il va peut-être y avoir des images impressionnantes. Si c'est trop difficile, tu peux te cacher les yeux ou aller dans ta chambre».
Ni forcer, ni empêcher?
Exactement. De toute façon, empêcher, ça n'est pas possible, et forcer, c'est dommage. Dans l’événement d’hier, toute la ville est au courant, c'est impossible de le cacher à un enfant. L’enfant doit apprendre et découvrir que dans la vie, il y a parfois des incendies et des drames. Si le parent n'est pas complètement dépassé par ses émotions, l'enfant ne sera pas complètement envahi.
Justement, la mort fait partie de la vie. Mais y a-t-il des situations pires que d'autres? Exemple: un incendie où trois camarades sont décédées est-il plus difficile à gérer que le décès d'une élève atteinte d'une leucémie?
Non, l’impact est très individuel, en lien avec le ressenti émotionnel et avec les représentations que l’enfant se fait, donc les images qu’il se crée. Il sera davantage touché si c’est une personne proche qui décède. Les copines proches des jeunes filles décédées seront à entourer davantage. La proximité et l’imprévisibilité sont des éléments qui marquent davantage. Une maladie grave permet souvent d’anticiper le décès, ce n’était pas le cas hier.
Les enfants peuvent avoir des questions glauques, liées à l'incendie... Comment les gérer?
Si elles sont exprimées, il faut y répondre avec le plus d'honnêteté possible. Si les adultes savent de source sûre qu’ils sont morts brûlés, et que les enfants le demandent, il faut leur répondre. Il faut vraiment être le plus sincère possible et ne surtout pas travestir la réalité en sur-rassurant. L'enfant sent quand on lui dissimule des informations, quand on tente de le rassurer. Et il cherchera à trouver la vérité autrement. Les enfants, avec les séries et les films qu’ils voient, ont accès à des images incroyablement édifiantes. «Ils sont morts cramés comme au cinéma?» Il faut répondre la vérité, et interroger leurs émotions, en leur demandant ce que ça leur fait. Plus c'est trash, plus l'enfant aura tendance à se protéger en fuyant ses émotions, et c'est à nous, adultes, de les ramener à l'émotion et à la réalité.
Comment identifier les enfants qui ont davantage besoin d'aide?
En général, ce sont ceux qui ont déjà vécu des drames, des décès, ceux chez qui l'événement va raviver des souvenirs traumatisants qui sont à risque. Ou ceux qui ont actuellement un cadre familial difficile, comme des parents en train de se séparer ou en plein divorce, par exemple, des situations qui ne permettent pas d'absorber suffisamment ce qu'il s'est passé. Nous sommes attentifs dans les écoles dans les jours qui suivent, il y a des permanences avec les psychologues et nous sommes en contact rapproché avec les enseignants, qui connaissent leurs élèves et observent ceux qui auraient besoin de plus d'aide. Mais les psychologues n'interviennent plus directement dans les classes, afin de ne pas dramatiser l'événement inutilement.
Ce sont des psychologues spécialisés, rattachés aux établissements?
Oui, ce sont les psychologues scolaires, formés aussi pour ces situations de crise. Dans le canton de Vaud, ils sont inclus dans le système scolaire et ont comme mission d’aider les élèves avec des difficultés d’apprentissage, comme de la dyslexie, les troubles du comportement, les troubles du spectre autistique... Un événement comme hier bouscule les agendas. Ce qui est un peu compliqué, puisque ces spécialistes sont très demandés, et ils doivent replacer les rendez-vous qui ont dû être annulés à cause de l'incendie...
Quel conseil peut-on donner aux familles pour gérer au mieux cette situation dans les jours qui viennent?
Il faut déjà traverser l'épreuve. On a appris ce matin que le corps de la troisième fille avait été retrouvé (réd: jeudi, seuls les parents et deux des trois filles avaient été retrouvés dans les décombres), il va donc falloir encaisser cette nouvelle information. Il y a encore 24-48 heures où il faut que l’événement en tant que tel se termine. Nous, on va être attentif durant les deux prochaines semaines, voir s'il y a encore un élève qui ne va pas bien. Mais ça concernera une minorité d’enfants.
Les élèves qui ne s'en remettent pas sont si rares que ça?
Oui, car on essaie vraiment de normaliser ces événements-là et on fait de la prévention, dans les classes et auprès des parents. Plus on normalise sur le moment, moins il y a besoin de psychologiser ou médicaliser par la suite. D'où l’importance de déployer très rapidement un dispositif comme Grafic dans le cas avec cet incendie.