Les Etats-Unis ont vécu une petite fin du monde ce jeudi
«Happy Thanksgiving!», nous lance la vendeuse de chez Dunkin, avec la voix rocailleuse de celle qui en a vu d'autres, en même temps qu'un sourire et qu'un paquet froissé de donuts. Il est 7h20 du matin et nous venons de franchir le seuil d'un des rares fast-foods de Floride à afficher OPEN sur sa devanture, en ce jeudi 27 novembre.
Il nous fallait bien un peu de glucides avant de goûter à la première «turkey trot» de notre vie. Ne vous méprenez pas. Il ne s'agit pas d'une des innombrables curiosités spécialités culinaires propres à cette quasi-fête nationale qui prend place tous les quatrièmes jeudis de novembre.
Non, la «trotte des dindes» est une course à pied. Au petit matin, chaque Thanksgiving, les Américains sont invités à se remuer le fessier avant de s'enquiller kilos de dinde, purée au beurre et pumpkin pie en parcourant les cinq kilomètres traditionnels de la «turkey trot», une course populaire qui prend place dans d'innombrables villes et communautés à travers le pays.
Ce rituel matinal achevé, chacun prend la direction de la fastueuse boustifaille de Thanksgiving. Un pilier du calendrier, comme nous ne tarderons pas à nous en rendre compte. Alors que, la veille, les autoroutes s'engorgeaient comme une volaille de farce ou le tunnel du Saint-Gothard avant le week-end de Pâques, ce jeudi, les Etats-Unis sont d'un vide abyssal.
Même les enseignes comme McDonald's, Starbucks et autres Wend'ys, censées ouvrir 7j/7, affichent portes closes - ou des horaires modifiés. Le bitume est désert. Thanksgiving est l'un des très rares jours fériés partagés à la quasi-unanimité. Dans un pays où une semaine de congé payé est un fantasme pour la plupart des actifs, nous renouons le temps de quelques heures avec l'ambiance apocalyptique du Covid-19.
Même la météo semble s'être mise sur off. En Floride, quand novembre est synonyme de douceur éternelle et de soleil permanent, la température flirte avec les 19°C et le ciel est d'un gris menaçant – comme pour enjoindre les gens à se terrer dans leur salon et de leur salle-à-manger pour partager une bonne bouffe en famille, un match de la NFL en guise de bande sonore (une autre tradition de Thanksgiving).
Tout le monde... ou presque. A onze heures, le Cork Screw Bar&Grille de New Smyrna Beach, l'un des seuls établissements de cette bourgade balnéaire touristique encore ouverts, est bondé. Une dizaine de serveurs s'affairent dans ce lieu populaire, où les quinquagénaires emmènent belle-maman manger un morceau de «turkey» et ses garnitures pour 26 dollars et s'encanailler autour d'une Margarita à cinq dollars.
A la table d'à côté, deux couples d'une trentaine d'année débattent autour d'un panier de chicken wings et d'un Espresso martini. Au bar, deux bikers de la vieille école marmonnent face à un cocktail de crevettes et un Gin tonic.
D'autres auront préféré la version brunch avec buffet à volonté ou le menu en quatre plats à plus de 100 dollars dans un restaurant chic. Tout est possible. Quelle que soit l'option, la plupart des offres de restauration sont prises d'assaut et l'établissement où nous avons pris place est l'un des seuls à accepter les passants ayant l'audace de se pointer sans réservation.
On s'en étonne auprès de notre serveuse, Tyler. Tout le monde n'est-il pas censé être terré chez soi, en ce jour de Thanksgiving? «Pas du tout! Beaucoup de gens vont au restaurant. Le menu complet de Thanksgiving, ça demande tellement de travail», sourit-elle.
Tyler a raison: sur notre assiette «spéciale Thanksgiving» se tutoient pas moins de sept préparations différentes. Dinde rôtie, haricots au beurre, purée de pommes de terre, pudding de pain, sauce maison, gratin de patates douces aux guimauves et «relish» aux cranberries. Imaginez préparer tout ça pour vos parents, l'oncle Bernard, votre moitié et ses trois cousins dans la cuisine de votre trois pièces.
En effet, contrairement à Noël, Thanksgiving n'a aucune connotation religieuse. Contrairement au 4 Juillet, qui met à l'honneur la nation, l’histoire politique et la liberté, elle se veut plus intime. Famille, gratitude et convivialité. Un ode au rassemblement général et à la douceur bienvenue, lorsque le nom du président peut hérisser le poil des uns, paralyser d'autres quand certains se retrouvent transcendés. Un simple nom capable de déchirer des proches.
Ainsi, tout au long de la journée, les rares Américains en poste qui croiseront notre route, d'un employé de station-service à un concierge d'hôtel, en passant par le chanteur du bar de bord de plage, nous souhaiteront tous, avec insistance et une sincérité désarmante, un très joyeux Thanksgiving.
Un moment suspendu et la preuve que, peut-être, malgré l'ambiance de douce fin du monde qui règne ce jeudi partout à travers les Etats-Unis, il reste toujours et encore un peu de place pour l'optimisme.
Au moins jusqu’au retour à la réalité, le lendemain, aux petites heures du jour, sous la forme du «Black Friday».
