Une chose est certaine: ce que Yamê a bien calé entre ses dents abîmées, c’est un gros talent. Il en a tout graillé et n’a laissé que peu de miettes pour celui qui lui succédait sur scène, qui est pourtant une pointure de l'afrobeat ayant collaboré avec de grands noms comme Camilla Cabella, Davido, ou encore Ayra Starr.
Rembobinons cette nuit.
Il est 18h30. En me dirigeant vers le Montreux Jazz festival pour les concerts de Yamê et d'Oxlade en ce mercredi soir, je songe que je ne connais pas encore bien les deux artistes qui vont se produire sur la nouvelle scène du Casino. Le premier, je l’ai certes croisé sur les réseaux. J'ai tout de suite accroché sur son refrain-phare entêtant, sur sa bouille singulière, et sur cette voix qui a le don de faire des envolées dans les aigus aussi soudaines qu'étrangement satisfaisantes. Le nom du son (et de la trend TikTok) qui nous roule les nerfs en vibratos depuis de nombreux mois? Bécane.
Le deuxième artiste, je viens d'en faire plus ample connaissance. Et pour cause: c'était pour le pairing d'exception Yamê-Tyla que j'avais d'abord souscrit, ce 10 juillet. Je trouvais là un moyen de mettre de la chair et des os sur les images que je dévorais depuis des mois sur petit écran. J'allais enfin voir si elle était complètement humaine, cette Tyla dont le déhanché a mis le feu aux Toiles du monde entier, et qui est copiée jusque dans les chorégraphies des Idols de Corée du Sud. La chanteuse sud-africaine nous a plongés la tête la première dans l'Amapiano, et notre playlist Spotify en porte encore les stigmates.
Mais voilà, une semaine seulement avant que ce duo d'enfer ne se déchaîne, j'apprenais la mauvaise nouvelle. Tyla ne viendra pas, pour cause de blessure. J'ai d'abord dû avaler ma déception, en me rappelant que nos stars sont aussi des humains (comment osent-ils!), et ils ont le droit d'avoir des bobos et de nous abandonner à notre triste sort.
Quand j'ai appris le nom du remplaçant de Tyla, c'est la curiosité qui m'a emportée. Oxlade et son titre Ku Lo Sa ont également obsédé la planète en deux petites années. Pour compenser la perte de la nouvelle reine de l'afropop, le Montreux nous a servi l'ancien prince de l'afrobeat sur un plateau d'argent. Mais pas sûr que tout le monde, dans le public, connaisse ses classiques.
Pas le temps de trop réfléchir. Yamê arrive, tout de rouge vêtu, et se poste devant son synthé. Et de là, la magie opère. Performance scénique, tessiture en mode bipolaire...et énooooorme capital sympathie. Business, Elowi. Et puis Bécane, à la fin, repris par un public fier de montrer qu'il connaît par coeur au moins un refrain. Du Brassens en herbe se mêle à un brin de Jul, des perles de verbes faciles viennent étancher notre soif de punchlines aisées à répéter. Le tout sur une prod' rondement menée.
Il n'y a pas à dire, le chanteur et rappeur franco-camerounais, véritable autodidacte du piano, a démontré qu'il en a sous le pied.. et sous le clavier. Pas étonnant que cette révélation masculine aux Victoires de la musique ait attiré l'attention de Timbaland. Il nous rassure un peu; la chanson francophone peut compter sur une relève de qualité.
Il faut dire que je me posais de graves questions après avoir vu les premiers épisodes de Nouvelle Ecole, un show qui recherche l'étoile rap de demain, diffusé sur Netflix. Je me disais presque que l'artiste du futur ne faisait qu'un avec son vocodeur, un peu comme les influenceurs et leur filtre Bold Glamour sur TikTok.
A montreux, Emmanuel Sow (le vrai nom de Yamê) nous a prouvé qu'il peut faire feu de tout bois, même d'une scène en mode «cabane» de 1300 personnes. Parce qu'il faut avouer que la configuration de la nouvelle Salle du Casino n'est pas facile à appréhender. Ni pour le public ni pour l'artiste. Le setting de la salle compte autant que le show - et je vais même plus loin, la structure conditionne la façon dont on va vivre le concert. Promis, je ne vous dis pas cela parce que mon vieux dos de millénial sur la descente a émis des chuintements bizarres après une heure passée debout.
La section du milieu est attribuée aux places assises. Divisées en deux, sur les côtés, ce sont là les places des valeureux guerriers voués à rester debout - ou à twerker à la moindre basse prometteuse, va savoir à quelle team vous appartenez. Derrière, c'est un podium surélevé qui nous offre un coup d'oeil global. Résultat: la star déroule sa performance en mode très intime. Et tous les registres de musique ne s'y prêtent pas.
Pour m'assurer de vous faire le rendu le plus complet, j'ai testé toutes les places. Je me suis donc glissée comme un ninja (à la retraite) sur les places assises le temps d'une chanson (si quelqu'un du Montreux me lit, sorry! ça n'a pas duré, promis!), et l'impression était magique. Déjà, les sièges sont confortables (pas comme un banc de curé, quoi). La vue de face nous donne l'impression de presque pouvoir toucher la star du doigt, ou qu'elle nous fait grâce d'un concert privé. Ce n'est pas la même de côté. On est assez déconnectés des autres sections du public et de l'artiste. Bilan: ça ne danse pas vraiment. Et on a toujours le risque d'être planté devant le pilier.
Entre deux concerts, je me rapproche d'un spectateur. C'est comment, cette configuration? «Je trouve que c'est un peu dommage», me glisse le jeune homme. «Si on ne connaît pas la salle, on pense qu'on sera plus au centre. Mais là, du coup, on est loin de la scène, et on est un peu niqués». Il regrette son billet? «Non, pas du tout», assure-t-il avec force. «C’eût été plus dérangeant avec une salle comme le Stravinski, qui est plus haute.»
C'est peut-être cela même qui aura manqué à la performance d'Oxlade. Le registre de Yamê, qui chante en français, et qui tape souvent dans le répertoire plus intériorisé du jazzy-soul, voire du gospel, a parfaitement collé à cette architecture. Clairement, le public a été conquis, charmé, car il a pu se sentir connecté. Mais Oxlade, en mode mini-show américain, «blings» à l'oreille et uniforme orange méga-stylé, a moins emballé, malgré son aura internationale.
Pourtant, la performance de cet ancien étudiant en Histoire et Relations internationales de l'Université de Lagos avait tout pour plaire: MC en introduction pour nous chauffer en mode Ibiza, deux danseuses sexy vêtues de blanc qui insufflaient du move, et bien entendu, la voix enivrante du chanteur nigérian qui nous a servi quelques capella d'anthologie.
Mais peut-être est-ce le setting - et certainement le fait que de nombreux fans venaient d'abord pour Tyla: la magie n'opère pas autant qu'avec Yamê. Je pars à la pêche aux opinions.
«On ne sait pas qui est Oxlade», me confie un jeune couple.
Ha. Ils finiront par partir avant la fin du show. Un peu comme d'autres. Ce n'est certes pas la faute à cet artiste magnifique; beaucoup m'assurent être venus pour Yamê d'abord. «Il est incroyable en live!» explose l'un de ses fans. Ce dernier «aurait dû être programmé en seconde partie», songe un autre à la sortie, qui a apprécié la soirée dans la globalité. Les inconditionnels d'Oxlade sont pourtant bien présents. L'un d'eux m'explique avec enthousiasme avoir découvert la scène de l'afrobeat nigérienne grâce à lui. Un peu comme moi. Les autres talents qui illuminent cette dernière, ce sont les énormes Burna Boy et Davido.
En ce qui me concerne, je repars avec des étoiles plein les oreilles. J'ai découvert deux talents solides qui ont su mettre le feu à leur façon, et dont l'empreinte artistique est aussi unique que prometteuse.
Je ne peux m'empêcher de me demander comment Tyla, dont le show est très visuel, aurait investi la petite salle. Ce sera peut-être le rendez-vous de l'année prochaine. J'y serai. En place assise, au premier rang.