Il y a des indices qui ne mentent pas. Le nombre de pantacourts, de polos et de téléphones dotés de coques à clapet que j'aperçois parmi le public m'informe que le concert de ce soir s'adresse à une génération bien précise. Qui n'est pas la mienne, mais plutôt celle de mes parents.
Je pouvais m'en douter. Car ce soir, sur une Place du Marché débordante de monde, je m'apprête à assister à l'exhibition de l'une des icônes absolues des Eighties: Duran Duran. C'est la première fois que les Britanniques se produisent au Montreux Jazz, précise le site du festival. Lequel rappelle que le groupe, «cultissime», a généré il y quarante ans «un engouement auprès des ados comparable à la beatlemania».
Ce sont ces mêmes «ados» qui se tiennent maintenant à côté de moi. Les jeunes, très minoritaires, semblent parfois accompagner leurs parents. La composition du public est si monolithique que, par moments, j'ai presque la sensation de m'être incrusté dans une sorte d'énorme fête privée, celle de la nostalgie.
A cela s'ajoute une autre inquiétude, bien plus importante: le groupe sera-t-il à la hauteur? Pour être totalement honnête, j'ignorais qu'ils étaient encore actifs. Duran Duran a-t-il bien résisté au passage du temps, ou vais-je assister à une pâle photocopie du passé?
Le public, lui, ne semble pas partager ces préoccupations. Aussi parce que Soft Cell, le premier groupe de la soirée, met l'ambiance pendant une bonne heure. Le voyage dans le passé a commencé: les Britanniques, connus pour leur tube Tainted Love, répandent leur new wave robotique et mélodique sur des spectateurs déjà très impliqués. La satisfaction est palpable.
21h36. Les lumières baissent, le brouhaha ambiant se mue en mugissements impatients. Duran Duran fait son entrée triomphale sur scène, sous une musique digne d'un film de science-fiction. Derrière eux, un écran géant diffuse des images futuristes. La foule, totalement en liesse, est déjà conquise.
Pourtant, le groupe prend son temps. Une fois sur scène, les musiciens attaquent avec Night Boat, chanson lente et envoûtante introduite par une longue partie instrumentale. Mais les tubes ne vont pas tarder. Après avoir salué un public enthousiaste, Duran Duran en enfile trois de suite: Wild Boys, Hungry Like the Wolf, A View to a Kill.
Ce qui suffit largement pour me rassurer. Le son est puissant, presque saturé. On se fait littéralement décoiffer par les vigoureuses ondes sonores libérées par les musiciens qui, il faut le reconnaître, sont en grande forme. Je peux heureusement dire la même chose pour Simon Le Bon. Dans ce type d'opération, le chanteur est souvent le point faible. Or le vigoureux sexagénaire conserve toute sa puissance et souplesse vocale. Plus impressionnant encore, sa voix tient pendant toute la durée du concert.
Un exploit remarquable, surtout si l'on considère que le live a duré presque deux heures. La longue tracklist - 20 morceaux - contient quelques extraits d'albums récents (Invisible et Lonely Superfreak), ainsi que certains morceaux des années 1990 (Come Undone, White Lines), mais la plupart des chansons sont, heureusement, des classiques des Eighties. Ainsi Notorious, Careless Memory, New Moon on Monday, The Reflex, Planet Earth, ou encore Girls on Film. Sans oublier le doublé final, les «obligatoires» Save a Prayer et Rio.
Le groupe puise donc massivement dans ses premiers chefs-d'oeuvre, pour la pure joie des spectateurs. Lesquels ne se limitent pas à scander les paroles, mais chantent les mélodies, miment chaque coup de batterie. L'osmose est totale.
Et ce, bien que le groupe n'interagisse pas beaucoup avec le public. Les prises de parole de Simon Le Bon sont rares, brèves, souvent assez convenues («Nous sommes heureux et fiers d'être là», «vous êtes magnifiques», «ce festival est génial»,...). Seule exception, Ordinary World, que le chanteur, visiblement ému, dédie aux «gens d'Ukraine, de Gaza, aux Israéliens qui ne veulent pas la guerre et à tous ceux qui sont à la recherche de la paix».
De même, les musiciens restent souvent statiques, se contentant de bouger d'un côté à l'autre de la scène. Visiblement contents d'être là, mais pas particulièrement énergiques. Dernier point faible, l'écran géant dressé derrière les artistes diffuse des images kitsch à souhait, mais qui n'ont parfois rien à voir avec le morceau en question, ou qui sont tout simplement moches, voire de mauvaise qualité.
Des détails qui ne sauraient pas pénaliser une performance de haut niveau, toujours vécue et parfois très suggestive. «C'était incroyable, ils ont assuré», me dit une spectatrice, les yeux étincelants, à la fin du concert. «Il n'y avait pas beaucoup d'énergie, mais plein d'amour», poursuit-elle. Un très bon résumé de la soirée.
Et ce fameux écart d'âge? Il a tout simplement disparu dès que le groupe a joué ses premières notes. Pour une fois, je peux affirmer que la musique efface les différences. Ou que la nostalgie n'a jamais été aussi cool.