«Tu penses qu'il va être en forme? Ça avait pas été terrible à Paléo... Tu te rappelles quand c'était?»
La question de cette femme à son amie, en attendant que l'artiste monte sur scène, me hante aussi. C'était en 2012, et oui, Lenny Kravitz avait été décevant. C'était «moins pire», paraît-il, lorsqu'il était revenu à Nyon en 2018, mais je n'avais pas pu y assister. Et aujourd'hui?
En tout cas, le concert à Montreux rameute du monde. Les quais sont bondés, on y croise même quelques têtes connues: David Castello-Lopes, Bastian Baker et une ex-Miss France sont là.
Le show doit débuter à 21 heures 30 sur la Scène du Lac. Avec Melvin et Giulia, deux amis qui travaillent eux aussi dans les médias, on se faufile dans la foule avec nos bières à la main. «Journaliste de terrain, un job pas tous les jours facile», comme le disent des anciens collègues. Il est 21 heures 31, POURQUOI IL EST PAS ENCO... OH OUIIIII ÇA Y EST!!!!!
Lenny Kravitz, qui a soufflé ses 60 bougies en mai dernier, est là, charismatique, magnifique, en total look cuir. Mieux gaulé que le gamin de 23 ans à côté de nous.
Pas le temps de tergiverser, l'Américain prend la scène et nous embarque dans son sillage en moins d'une seconde avec les premières notes de l'un de ses plus gros tubes, Are You Gonna Go My Way. La chanson a plus de 30 ans et n'a pas pris une ride. Lui non plus.
Le public reprend en chœur le refrain. Nos cordes vocales et nos tympans sont déjà mis à rude épreuve.
Dans une ambiance sensuelle et des lumières façon Red Light District, l'artiste enchaîne les chansons. Les riffs de guitare sont aussi sexy que son déhanché. Wow.
D'ailleurs, il y a une autre personne de mon entourage qui l'aime très fort et qui mérite de voir un petit bout de concert. «Elle adore I Belong To You, c'est l'heure de Facetimer la daronne», dis-je à mon camarade. «Pareil, j'appelle mon père!» Kravitz, distributeur de joie et d'amour pour toutes les générations.
En regardant autour de nous, on remarque d'autres trentenaires en visio avec leurs parents.
Encore un morceau, et l'artiste fait une pause pour nous faire un petit speech. Vite, l'heure d'aller chercher une autre bière. On l'entend de loin nous dire «Thank you, thank you so much, I love you!». Nous aussi, on t'aime.
Il nous raconte à quel point il aime le festival, Montreux, et qu'il a plein de souvenirs ici, avec ses amis Quincy Jones et Claude Nobs. Ah oui, excuse-nous. (Pendant que nous, on mange un Schublig sur les quais avec Christelle de la compta, mais ça va, on arrive à se projeter).
Pire chou.
Bad timing: c'est pendant ce moment de partage, sans musique, que l'un des bars du Jazz, sous le marché couvert, décide de vider le verre vide. Un bruit monstre qui fait rire la foule. Allez, trêve de blabla, c'est l'heure de reprendre la guitare.
La guitare, et la pédale pour jouer des différents effets. Un style très kravitzien qui fait la signature de l'artiste. On l'écoute en dansant, les yeux mi-clos.
Après quelques morceaux plus doux, plus lents, plus sensuels, Lenny vient nous cueillir en nous mettant une décharge électrique. The Chamber. Son rythme effréné nous monte à la tête. Giulia, Melvin et moi - et sans doute des milliers de personnes dans la foule et aux balcons alentour - sommes en transe. On chante à pleins poumons.
Alors que nous sommes proches du malaise émotif (inventons des termes, oui) voire de l'apoplexie (n'ayons pas peur des mots), l'artiste nous offre un moment de respiration. Il présente ses musiciens, dont sa batteuse, magnifique elle aussi, à l'énergie folle.
Avec un pincement, je regarde l'heure. C'est jamais bon signe quand on présente le groupe, généralement, ça veut dire «allez, encore deux chansons et au dodo tout le monde». Il est 22 heures 47. Pardon? Mais où ont filé les minutes?
C'est à ce moment-là que mon mec m'écrit, me sortant de cet état de sidération.
Heureusement, dans un insolent déhanché, «le petit Lenny» reprend ses plus grands tubes: It Ain’t Over ’Til It’s Over, Always On The Run... L'une de mes chansons préférées, American Woman, ne va pas tarder, il la garde généralement pour la fin. C'est le dernier moment pour refaire un Facetime avec la Madre.
Il est passé 23 heures, à tout moment, le concert peut se terminer. On profite de chaque chanson. D'ailleurs... «Là, il va faire American Woman, je suis sûûûre...»
Ça y est, ÇA Y EST!!!
Dé-chaî-née. Au point que je me fais quand même la réflexion: pourquoi autour de nous les gens ne sont-ils pas plus survoltés?
Bon, tant pis pour celles et ceux qui préfèrent dodeliner poliment de la tête, Melvin, Giulia et moi, on a le diable au corps, on est en orbite. Cette chanson est une pure merveille.
Dans un enchaînement parfait, un fondu qui pourrait laisser penser qu'il s'agit d'un seul et même titre, Lenny embraye avec Fly Away. C'est somptueux. «Cette transition mérite sa place au Louvre», dit un type à côté de moi à son pote. Enfin une saine parole, pas du tout dans l'exagération. Merci à lui.
Après les morceaux vintage, l'artiste envoie Human. C'est l'un de ses tout derniers singles, sorti il y a quelques mois seulement. Un titre très kravitzien, avec une sonorité ancienne, et très contemporaine à la fois. Ce type est immortel, tout comme sa musique.
D'ailleurs, si vous avez encore besoin d'une preuve que cet homme n'est pas impacté par le temps comme les autres humains, n'hésitez pas à aller voir le clip de TK421, sorti en 2023. Lenny à poil, clope au bec dans sa salle de bain, jouant de la guitare dans sa baignoire? Je signe.
Avec un gros pincement au cœur cette fois, on s'en va. «Il y a un train dans 9 minutes!», propose Melvin. On se faufile à travers la foule en direction de la gare. Je suis un peu triste de ne pas avoir entendu I'll Be Waiting, Rock And Roll Is Dead, ou Spirit In My Heart. Après, il pourrait tout aussi bien jouer pendant 6 heures d'affilée qu'on trouverait quand même ça trop court. Allez, il reviendra, et nous aussi. Partie remise.
Dans le train, deux femmes d'un certain âge (et d'un certain niveau de vie) nous demandent si c'est Lausanne, ici. Pas encore, nous sommes à Cully. Elles nous disent être venues en bateau de Genève. «Avec la CGN?» «Non, avec le bateau d'un ami.» Ah oui, pardon. «C'est la première fois qu'on prend le train, c'est vraiment très bien!» C'est un affreux regio mais OK.
En allant prendre le métro, du Lenny à fond dans les écouteurs, je repense à ces deux dames, au petit jeune de 23 ans à côté de nous pendant le concert, à l'ancienne Miss France croisée sur les quais, à nos parents en Facetime qui nous ont biberonnés au rock quand on était gosses. Décidément, la musique, ça rassemble vraiment. C'est sur cette réflexion d'une profondeur abyssale que je vais me coucher. Les oreilles qui sifflent, le cerveau légèrement embrumé par les bières, et un immense sourire aux lèvres.