Héctor Oesterheld est âgé 59 ans lorsqu'il disparaît, en 1978. Son dernier lieu de résidence est le Sheraton, l'un des soixante camps secrets de détention, de torture et d'extermination de Buenos Aires et de ses environs, et qui ont fonctionné entre 1975 et 1984. Le corps d'Héctor Oesterheld ne sera jamais retrouvé. Les restes de trois de ses quatre filles, toutes détenues dans d'autres camps, ne le sont pas non plus. Sa quatrième fille a été abattue. Les Oesterheld font partie des 30 000 «desaparecidos», les «disparus» victimes de la terreur d'état de la dictature militaire argentine.
Et pourtant, Héctor Oesterheld a survécu, en tant qu'auteur de bandes dessinées. Il y a eu Vida del Che (1969), l'histoire de Che Guevara, et en particulier de El Eternauta (à partir de 1957), que l'on peut désormais voir sous la forme d'une série Netflix très réussie.
Son lancement, le 30 avril a été presque confidentiel. A peine une publicité, pas de communiqué à la presse, peu de photos, de rares possibilités de screening et d'interviews pour les journalistes américains. Il y avait tellement peu de tirages des BD, qu'il était presque impossible pour le critique du New York Times d'écrire sur le sujet. Ce lancement si discret a-t-il pour origine des raisons politiques?
Car El Eternauta reste encore considéré aujourd'hui comme une œuvre emblématique de la résistance de la gauche en Argentine. Pendant la pandémie, des personnes ont fait imprimer le sigle de la bande dessinée - un homme avec des lunettes de plongée nous regarde - sur leurs masques faciaux.
L'homme sur les masques est l'Eternaute, un héros sans super-pouvoirs, un père de famille tout à fait normal nommé Juan Salvo. Héctor Oesterheld et son illustrateur Francisco Solano Lopez lui ont donné naissance en 1957, deux ans après que son président préféré, Juan Péron, a été exilé. Jusqu'en 1959, les deux hommes ont publié les épisodes de L'Eternaute dans un magazine hebdomadaire.
L'histoire se déroule à la fin des années 50 à Buenos Aires. En plein été, une neige mortelle tombe soudainement sur la ville. Et Juan Salvo a une mission, il doit d'une manière ou d'une autre permettre à sa famille et à ses amis de traverser vivants la catastrophe à venir. Vêtus de combinaisons de protection qu'ils ont eux-mêmes fabriquées, ils se lancent dans la lutte contre la neige et tout ce qui tombe du ciel - et devient de plus en plus abominable. Ils réalisent alors que les survivants et le gouvernement sont manipulés par un pouvoir extraterrestre, et que leurs chances de survie ne résident que dans la mise en commun des ressources des individus.
Héctor Osterheld nait en 1919 d'un père allemand et d'une mère basque. Il étudie la géologie, débute une carrière de journaliste culturel, puis devient auteur de livres pour enfants, avant de se consacrer à son art véritable, la bande dessinée. Lui, sa femme et leurs quatre filles évoluent dans la classe moyenne de Buenos Aires. Leur vie ne devient dangereuse qu'à la fin des années 60, lorsque Héctor Oesterheld publie sa biographie de Che Guevara. Les critiques sont véhémentes, et disent alors qu'il s'agit de «positions révolutionnaires dépassées». Le service de renseignement de l'armée fait même irruption dans sa maison d'édition, et détruit les plaques d'impression de l'oeuvre.
Dans les années 70, les filles d'Héctor Oesterheld s'engagent parmi Montoneros. L'organisation de gauche est à l'origine de plusieurs attentats, d'enlèvements et d'assassinats. Homme de famille dévoué, Héctor Oesterheld travaille pour le journal de propagande de Montoneros sur une histoire de l'Argentine avec une perspective gauchiste. Mais la rédaction est saccagée par la police secrète, les personnes présentes menacées d'exécution. Parallèlement, il publie dans un magazine de bande dessinée L'Eternaute II, encore plus fantastique, paranoïaque et politiquement radical que le précédent.
Le 27 avril 1977, il est arrêté, alors que toutes ses filles sont déjà mortes ou «disparues». Elles avaient entre 19 et 25 ans. Seule la mère a survécu, se joignant aux nombreuses mères de Buenos Aires qui recherchaient leurs enfants disparus. Elle était certaine que son mari avait anticipé la persécution de sa famille dans L'Eternaute.
C'est le réalisateur et scénariste argentin Bruno Stagnaro (fils du réalisateur Juan Bautista Stagnaro) qui a transposé la bande dessinée dans le présent. Dans cette version, le président en exercice ne porte pas de nom, et Juan Salvo n'a plus 30 ans comme dans la BD, mais presque 70, comme son interprète Ricardo Darín. Cela permet de le projeter dans une autre époque de l'histoire argentine. Des scènes traumatisantes de l'engagement de Salvo durant la guerre des Malouines se reflètent ainsi dans le présent.
Le reste de la série est extrêmement fidèle à l'original. Les décors dessinés sont minutieusement reproduits. Avec un souci glaçant du détail, la destruction de Buenos Aires sous la neige et spectaculaire. La superstar argentine Ricardo Darín est peut-être encore plus charismatique que Pedro Pascal dans The Last of Us.
D'ailleurs, le jeu vidéo et la série qui en découle semblent avoir grandement inspiré Bruno Stagnaro, en termes d'ambiance et d'application. On retrouve les sublimes paysages postapocalyptiques hostiles à l'humain, l'inquiétant glissement progressif d'un monde qui pourrait être le nôtre vers quelque chose de plus en plus étrange et fantastique. Et que dire de l'immense humanité des protagonistes, qui fait qu'il est facile de s'y attacher? On retrouve aussi le suspense et les moments de chocs. Et, bien sûr, la recherche de compagnons en danger, la formation de bandes qui s'affrontent de manière de plus en plus violente.
Après Cent ans de solitude (Colombie) et Senna (Brésil), El Eternauta est le troisième grand projet de série latino-américaine de Netflix. L'adaptation cinématographique du roman de Gabriel García Márquez aurait rapporté 52 millions de dollars à l'économie colombienne, et le tournage d'El Eternauta, 34 millions de dollars à l'Argentine. Et à peine le succès de la série était-il évident, que les fans du président argentin Javier Milei ont diffusé des scènes dans lesquelles ils avaient monté le slogan «Milei 2027» comme image d'arrière-plan. Javier Milei a ensuite diffusé ces fake news avec enthousiasme.
Javier Milei compartió en sus redes sociales una captura falsa de una foto promocional de El Eternauta, editada con un graffiti en la pared que dice “Milei 2027”. En la imagen, que no aparece en la serie, la pintada es otra. pic.twitter.com/3KHm8KMuci
— Corta 🏆 (@somoscorta) May 6, 2025
El Eternauta est un chef-d'œuvre de divertissement dystopique, un peu lent au début, alors que la description des personnages prend énormément de temps et d'espace. Mais par la suite, on reste cloué à son siège, épisode après épisode, complètement étourdi, et on a du mal à croire à quel point on vient de voir quelque chose de phénoménalement bon. Et on comprend pourquoi la série d'Héctor Oesterheld est considérée par beaucoup comme la bande dessinée la plus importante du monde hispanophone. Une folie.
L'Eternaute est diffusée sur Neflix. Une deuxième saison est d'ores et déjà assurée.
Traduit de l'allemand par Joel Espi