Olivier Mannoni est journaliste, auteur, mais surtout traducteur et spécialiste des textes du IIIe Reich. Invité cette semaine par la section d'Allemand de l'Université de Lausanne, il a présenté un séminaire tout public intitulé «Traduire Mein Kampf : un livre de haine». Comment traduire cette œuvre majeure qui a forgé la pensée nazie? Retrouve-t-il des similitudes entre le langage d'Hitler et la rhétorique politique actuelle? Entretien.
Olivier Mannoni, je ne vais pas y aller par quatre chemins, je n'ai pas lu Mein Kampf, me conseillez-vous de le faire?
Pas vraiment. En soi, le texte n’a aucun intérêt, la version originale est illisible. Il faut aussi avoir une faculté de synthèse assez exceptionnelle pour pouvoir le lire. Le texte est répétitif, n'a que peu de cohérence et fait des liens de causalités qui n'ont aucun sens.
Lorsque le livre sort en Allemagne en 1925, les réactions sont très négatives, non seulement on ne prend pas Hitler au sérieux, mais on se dit: «Qui est ce fou qui écrit des choses illisibles?». Si vous souhaitez comprendre le régime nazi, je vous conseille de lire des livres d'historiens et non cette bouillie. L'ouvrage que nous avons proposé chez Fayard en 2021 et qui s'intitule «Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf» est composé d'une nouvelle traduction, mais aussi des annotations critiques. Cette version critique permet d'analyser le texte, de montrer les mensonges innombrables qu'il contient et de faire comprendre la toxicité de ce livre.
Vous qui avez consacré plusieurs années à ce livre, pensez-vous qu'il enferme une aura malveillante ou une valeur mystique?
Oui et non, je m'explique. La valeur mystique n'existe pas à sa parution en 1925, car très peu de monde s'est intéressé à ce livre qui était particulièrement indigeste. Ce n'est que dans les années 30, grâce à la montée fulgurante du nazisme, que l'ouvrage a eu du succès et qu'il s'est retrouvé dans de nombreux foyers allemands. Il ne faut pas oublier que Hitler ce n'est pas seulement des discours, mais ce sont des armées et des foules qui l'idolâtrent, Mein Kampf qui est une sorte de catéchisme de Hitler a alors acquis une valeur symbolique importante.
C'est la manière dont les gens voient ce livre comme articulation de la pensée de Hitler qui le rend mystique, au point qu'en 1945, les Américains vont faire fondre les plaques qui ont servi à son impression. Ce geste a une valeur magique, il s'agissait de brûler quelque chose, comme une sorte de grimoire. Après la guerre, les Allemands ne savent pas quoi faire de ce livre, certains le brûlent et d'autres l'enterrent dans leur jardin. Le rapport à cet ouvrage est quasi religieux.
Vous expliquez toutefois que Mein Kampf recèle aussi des références magiques, voire messianiques.
Oui, ces références existent dans l'œuvre. Hitler croit profondément à son destin, il croit qu'il est désigné par Dieu pour bâtir «le Reich Millénaire», le destin millénaire de l'Allemagne, d'ailleurs, nous pouvons faire un parallèle avec un leader actuel qui souhaite engager l'Amérique dans un Âge d'or.
Vous n'hésitez pas à faire ce parallèle entre Trump et le discours de Hitler.
Alors, je n'ai pas toujours fait ce lien. Ce n'est que depuis 2016 que je travaille sur ce sujet. A l'origine, ce qui m'interloquait, c'était la proximité de la forme du discours de Donald Trump et de celui d'Adolf Hitler. On relève l'incohérence de leurs discours, cette manière de faire des phrases gigantesques, sans logique. Les discours de Hitler et de Trump passent du coq à l'âne en permanence et aboutissent à des slogans extrêmement simples et brutaux.
En 2016, je me disais qu'il n'y avait pas de volonté dictatoriale chez Trump ni de volonté exterminationniste, ce qui a attiré mon attention c'était essentiellement la forme du discours. Les choses ont changé lors de sa deuxième campagne.
Avez-vous des exemples de ces similitudes du langage entre Trump et Hitler?
Pour ne citer qu'un exemple parmi d'autres, en novembre 2023, Trump qualifiait ses opposants de «vermines». Il promettait «d'éradiquer les communistes, marxistes, fascistes et voyous de la gauche radicale qui vivent comme de la vermine dans notre pays». Ce qui est dangereux, c'est que le mot américain qu'il utilise pour le verbe «éradiquer» est «to root out», il s'agit du pendant allemand de «aussrotten», terme employé par les nazis.
Au-delà du discours, est-ce que les décisions ou autres démarches de Trump peuvent faire penser au nazisme?
Aujourd'hui oui. Prenez l'exemple du «Lebensraum» de Hitler que l'on peut traduire par «espace vital», du côté de Trump, on a une vision similaire qui est celle du droit de l'Amérique, pour des raisons économiques, de préempter des territoires, comme le Canada ou le Groenland.
Mais cette volonté hégémonique des Etats-Unis n'est pas nouvelle pourtant?
Non, mais elle s'exprime aujourd'hui avec un cynisme absolu. Ensuite, après le droit de préemption, nous assistons à la disparition des libertés fondamentales.
La stratégie de Trump est similaire à celle de Hitler dans la mesure où il sépare la société américaine entre blancs, catholiques ou protestants et de l'autre côté, une nation faite de femmes, de militants, d'homosexuels et d'immigrés, cette façon de faire est tout aussi cynique et brutale que la politique du régime nazi, sans parler de son projet de Riviera à Gaza qui consiste en la déportation de centaines de milliers de personnes, ce qui, je le rappelle, est un crime contre l'humanité. Hitler a réussi, mais Trump, pour l'instant, est ralenti par les juges et un mouvement de résistance est en train de se mettre en place.
Il n'y a pas seulement les mots, mais aussi les gestes. En tant qu'expert du nazisme, vous avez été l'un des premiers interviewés concernant le salut nazi d'Elon Musk, car il s'agit véritablement d'un salut nazi, n'est-ce pas?
Tout à fait.
Pour moi il n'y a pas matière à débats.
Pourtant, les discussions ont été parfois houleuses au sein des rédactions concernant la signification de ce geste. Comment expliquez-vous qu'il y ait eu un débat à ce sujet?
C'est ce qu'on appelle la cryptopolitique et cela a toujours été un instrument pour les nazis.
Ils utilisent de nombreux termes pour cacher ce qu'ils sont. Je prends l'exemple des déportations de juifs. Quand ces déportations commencent en 1938, les nazis saisissent les domiciles des personnes juives, les raflent et les envoient en camps de concentration. Pour annoncer l'absence de ces personnes, ils collent sur leur porte une affiche où est écrit «abgewandert», signifiant ‹partis se promener› ou ‹partis sans laisser d'adresse›. Ils font des choses brutalement, mais avancent toujours masqués.
Pourquoi une personnalité comme Musk a-t-ell encore besoin de dissimuler ses penchants nazis?
Parce qu'il n'assume pas encore. Ce qui est clair, c'est qu'il a apporté son soutien total à l'AfD en Allemagne, notamment en s'entretenant en direct avec la cheffe du parti. Je rappelle que le RN, qui est un parti d'extrême droite, ne souhaite plus siéger au parlement européen avec l'AfD suite aux propos révisionnistes de l'un de ses cadres.
L'AfD ne vous dira jamais qu'ils sont néonazis, ils n'assument pas non plus leurs liens avec les néonazis, car lorsque les choses sont trop évidentes, ils prennent le risque de perdre les électeurs. Personne en Allemagne n'ira voter pour un parti nazi, par contre, celui qui veut créer une «alternative» pour l'Allemagne votera peut-être pour l'AfD. La dissimulation est une des caractéristiques des nazis. Nous constatons en permanence cette double réalité. La stratégie de Hitler était semblable, entre 1933 et 1939, il a publié des interviews qui avaient pour objectif de rassurer les Français et les Américains en leur répétant qu'il ne voulait pas faire la guerre.
Vos analyses sont saisissantes et ce lien avec l'actualité est troublant, en tant que traducteur, vous a-t-on reproché de ne pas rester dans votre domaine?
Non et je pense que c'est la raison d'être de mes livres. Lorsque je faisais la traduction critique de Mein Kampf, j'allumais la télévision et je tombais sur Zemmour qui expliquait que les personnes d'origines arabes devaient porter des prénoms français. C'est exactement ce qu'a fait Hitler. A l'époque, les nazis avaient exigé des personnes juives qu'elles choisissent parmi trois prénoms de filles et trois prénoms de garçons. Je tiens à préciser que je ne dis pas qu'Eric Zemmour ou Marine Lepen ou Donald Trump sont des nazis, mais je constate qu'ils prennent des éléments de langage nazi, ce qui n'est pas anodin. Je reste prudent avec les analogies historiques, mais je pense que l'on pourrait basculer dans des mesures violentes rapidement aux Etats-Unis, à l'encontre des immigrés, par exemple.