En juin dernier, nous faisions le même constat qu'aujourd'hui: pourquoi l'élection de Donald Trump ne suscite-t-elle pas un soulèvement de colère dans les rues? Qu'est-il arrivé aux millions de militants qui s'opposaient bruyamment à la menace de son arrivée au pouvoir?
En 2016, alors qu'une partie de l'Amérique redoutait publiquement l'arrivée au pouvoir d'un hurluberlu inconsistant et, autrefois, «simplement» machiste et populiste, quasi dix ans plus tard, alors que ses velléités autoritaires ont gagné en muscles, Donald Trump inspire à la fois une crainte silencieuse et une étrange lassitude.
Pour tenter de répondre à ces questions, nous avions lancé un coup de fil à Nicole Bacharan, historienne, politologue et américaniste française, qui nous avait balancé d'emblée qu'en 2016, «c’était un choc, un ahurissement. Ceux qui militaient contre Trump pouvaient s’attendre à l’apocalypse et ils ont sans doute réalisé, depuis, qu'ils ont survécu». Tout en pointant l'impossibilité de mener plusieurs combats à la fois:
Trump désormais élu, deux semaines après le plébiscite républicain et la défaite cinglante de Kamala Harris, force est de constater que l'indignation qui avait chahuté le milliardaire il y a dix ans est quasi inexistante. Bien sûr, il y a eu des manifestations isolées, dans les contrées urbaines les moins rouges du pays, dont Seattle, Chicago, Philadelphie ou Berkley, mais elles n'ont pas attiré les mêmes foules et projecteurs qu'il y a huit ans.
Il faut bien sûr prendre en considération le fait que le milliardaire MAGA a largement remporté la course à la Maison-Blanche, en raflant tous les Etats clés. Que le doute n'est pas tellement permis. Que l'adversaire démocrate a reconnu sa défaite au lendemain de l'élection et que le président Biden s'est efforcé de la jouer cool, au moment de la traditionnelle transition de pouvoir dans le Bureau ovale, la semaine dernière.
S’il est plus difficile de s'indigner lorsque les leaders n'en expriment clairement le besoin, il y a aussi une espèce de sidération au sein des électeurs de Kamala Harris.
Ils sont nombreux, comme Derek, à devoir digérer le fait que le milliardaire républicain a été élu à la loyale, malgré ses agissements passés, les coups de sang et les mensonges. «Ça coupe la chique, je pense que l'on est tous encore un peu sonnés, confirme Barbara, 29 ans, qui promenait son chien à deux pas d'Ocean Drive. On se sent moins puissants et moins nombreux, car Trump a remporté le vote populaire, ce qui n'était pas le cas en 2016». Même son de cloche, en ligne, lorsqu'il s'agit de digérer le plébiscite MAGA:
I'm in my pessimism era. If this is what this country wants, so be it. Best I can do is protect my family and friends. I'm tired. I don't have four more years of resistance in me. https://t.co/o2k3N8SgwL
— Minnesota Dog Mom (@minndogmom) November 6, 2024
Au niveau national, les leaders militants qui avaient permis une manifestation drainant près de quatre millions d'Américains en colère, au lendemain de la première investiture du milliardaire républicain, sont en pleine remise en question.
Si une nouvelle Marche des femmes et du peuple est bien prévue en janvier 2025 à Washington, les organisateurs n'attendent pour l'heure que 50 000 personnes. Un sournois sentiment d'impuissance étouffe désormais les anti-Trump. Et un changement de tactique est en téléchargement.
Même son de cloche chez Maurice Mitchell, directeur national du Working Families Party, qui a conscience que «si nous voulons vraiment gagner, nous devons tirer des leçons difficiles, reconnaître nos erreurs et garder espoir». Cet espoir, qui était dans toutes les bouches démocrates quelques jours avant la victoire de Donald Trump, trahissait avant tout la crainte d'une défaite de Kamala Harris.
Dans les rues de Miami Beach, on rêve d'autre chose que d'un énième shoot d'espoir. Kyle, 34 ans, qui a quitté sa Géorgie pour une semaine de vacances en Floride, aimerait bien que les démocrates s'organisent pour redevenir «un parti pour lequel une majorité d'Américains veulent voter».
Si plusieurs gouverneurs d'Etats bleus, le Californien Gavin Newsom en tête, appellent à «combattre la future politique de Trump sans relâche», certains spécialistes se disent sceptiques à l'idée de continuer à simplement s'opposer au 47e président:
Dans les médias plus volontiers de gauche, plusieurs indices suggèrent aussi que l'indignation ne sera pas au rendez-vous. Ce week-end Politico notait que «dans les six jours qui ont suivi l'élection», la chaîne préférée des électeurs démocrates, MSNBC, avait vu son audience chuter de près de 36%. Même réflexe chez CNN, rognée de 19%. Les chaînes comparent «ce marasme à la baisse de courte durée qui a suivi les déceptions démocrates, comme le désastreux débat de Joe Biden cet été».
Preuve d'une lassitude tenace, en 2016, juste après la première victoire de Donald Trump, les audiences étaient restées supérieures à la moyenne. Enfin, à titre de comparaison, «Fox News a dépassé de 56% son chiffre habituel de 2024». Les réseaux sociaux ont également changé de fusil d'épaule et abandonné la résistance, notamment parce que la plateforme politique la plus puissante du monde est dirigée par Elon Musk, le nouveau meilleur ami du futur président.
Alors que les algorithmes de X n'ont jamais été aussi doux avec la parole d'extrême droite et les militants MAGA, les anti-Trump semblent vouloir battre en retraite et fuir le terrain de l'ennemi. Il y a huit ans, le hashtag #Resistance avait pourtant fait trembler Twitter, poussé par la voix et le poids des plus grandes célébrités américaines.
En 2024, cette résistance, plus passive, consiste principalement à se trouver un nouvel écrin. Avec le départ de X de leaders d'opinion de gauche et de plusieurs grands médias, tel que The Guardian, c'est Bluesky qui bénéficie de cet exode: 15 millions de nouveaux utilisateurs en quelques jours.
Reste à savoir si partir et ronger son frein sera la solution idéale pour organiser une opposition viable et envisager un nouveau combat dans quatre ans. Le jouet d'Elon Musk est encore celui qui est choisi par la plupart des décideurs politiques pour communiquer, à l'instar de Joe Biden au moment d'abandonner la course cet été.
Et il faudra sans doute attendre la première action politique cinglante de Donald Trump, dans deux mois, pour s'assurer que l'indignation démocrate a vraiment perdu en muscle depuis 2016.