Il a certes échappé à la Sibérie et à la rigueur de son climat. Maigre consolation en regard de ce qu’il doit affronter depuis samedi 27 février, date son transfert de Moscou vers la «colonie pénitentiaire N°2», (IK-2, pour izpravitelnaïa kolonia). Il n’aura fallu que trois jours à ses partisans pour retrouver sa trace, en lisière de la petite ville de Pokrov, dans l’oblast (province) de Vladimir, à 105 km à l’est de la capitale. C’est encore la Russie européenne, puisque nous sommes ici dans la région de l’Anneau d’or, un chapelet de villes médiévales, fortifications et églises à bulbes dorés, classées au patrimoine mondial de l’Unesco.
Alexeï Navalny n’aura pas le temps de les visiter. Car IK-2 n’est rien de moins que «l’une des colonies pénitentiaires les plus sévères du pays» à l’heure actuelle, selon les témoignages qui commencent à se multiplier sur l’internet russe indépendant, comme ici sur le site «Mediazona» [RU].
Le site navalny.com a de son côté publié ce lundi une longue enquête [RU] consacrée au nouveau lieu de détention de l’opposant au maître du Kremlin, et tente de reconstituer la vie à l’intérieur du camp en recoupant des témoignages, notamment d’anciens détenus. Ce texte, nous l’avons décortiqué pour vous. Mais commençons par le décor.
A quoi ressemble IK-2 ? Commencez par cliquer dans la carte ci-dessous, et par vous promener virtuellement dans la ville de Pokrov et autour du camp, pour vous imprégner de l’austérité des lieux. Aussi aberrant que cela puisse paraître, en 2021, il est possible d'approcher d'un nouveau goulag avec Google Street View.
Que voit-on ?
Des baraquements à deux étages, des cours de promenade, divers bâtiments de service, une église en bois. Le périmètre est entouré de cinq clôtures surplombées de miradors.
Et que se passe-t-il à l’intérieur ?
Les ordres ne sont pas donnés par les surveillants, c'est-à-dire des employés de l’administration pénitentiaires. Les 800 prisonniers sont regroupés en «brigades» de 55 hommes, surveillés par une vingtaine de dnevalnié aussi nommés les « activistes ». Ce sont des détenus comme les autres, sauf qu'ils se sont mis d’accord avec l'administration, et accomplissent leur travail en échange de faveurs.
Témoignage (anonyme) d'un ex-détenu:
Le «séjour» à IK-2 commence par l’intégration pendant plusieurs semaines, ou plusieurs mois, dans la section dite «à régime renforcé». Le prisonnier est tenu de regarder la télévision d’État.
- Tu n'es pas assis comme il faut ? Blâme.
- Tu fermes les yeux ? Blâme.
Ne pas regarder la télé est interdit. Du point de vue de l'emploi du temps, rien ne change. Ordre sur ordre. Souvent, la seule tâche consiste à rester debout pendant des heures tête baissée.
- Tu relèves la tête ? Blâme.
- Tu ne salues pas ? Blâme.
- Un bouton mal accroché ? Blâme.
Plusieurs blâmes = aucune chance de remise de peine.
De cette section de régime renforcé, le détenu passe ensuite, s'il a de la chance, à la section commune.
Le texte dit aussi que, toutes les deux heures, un maton est probablement en train de se pointer devant Alexeï Navalny avec une caméra et l'oblige à décliner son identité. Et la nuit, toutes les heures, un autre va arriver, braquer sur lui une lampe-torche, lui retirer sa couverture et le faire lever. Et il doit à nouveau se présenter.
Pas de téléphone pendant des mois, jamais d’internet – les familles ne sont pas informées de la condition de leurs proches derrière les barreaux. Les avocats ont la plus grande difficulté à s’entretenir avec ceux qu’ils sont censés défendre.
L'enquête conclut : «Alexeï Navalny se trouve là non pas parce qu'il est un délinquant mais parce qu'il déplaît à Poutine. Il se trouve là parce qu'il n'est pas mort après avoir été empoisonné. Il se trouve là parce qu'il a osé rentrer en Russie (réd: depuis Berlin où il s'est fait soigner après son empoisonnement). Parce que, pendant de nombreuses années, il nous a dit la vérité sur la corruption du régime de Poutine.»
Le long texte des partisans de Navalny grossit-il le trait? Probablement pas. IK-2 est «une colonie rouge vif sur l’échelle de la sévérité, où tout vise à faire que les détenus se sentent complètement dépendants de l’administration et laissés pratiquement sans aucun temps libre», dit l’avocate Maria Eismont.
Son client, le militant nationaliste Konstantin Kotov, en est sorti en décembre dernier. Il avait été condamné à quatre ans de prison (peine réduite à un an et demi), pour avoir participé à des manifestations durant l’été 2019 et relayé des messages de l’opposition. Avec une ironie sinistre, il parle d’une «colonie exemplaire», puisqu'elle parvient «à ne pas traiter les gens comme des humains. Il s’agit de les casser psychologiquement.»