International
Analyse

Rébellion Wagner: Poutine a joué avec le feu et il s'est brûlé

Rébellion Wagner: Poutine a joué avec le feu et il s'est brûlé
Pendant un jour, Evgueni Prigojine a tenu le pouvoir russe en haleine.image: Keystone
Analyse

Poutine a joué avec le feu et il s'est brûlé

En décidant de marcher sur Moscou, Evguéni Prigojine a défié son ancien protecteur, Vladimir Poutine. Le coup de force du chef de Wagner est le symptôme d'un régime en profonde transformation depuis le début de la guerre en Ukraine. Portrait d'une pyramide du pouvoir mise sous pression.
26.06.2023, 18:5027.06.2023, 11:46
Suivez-moi
Plus de «International»

Les images tournent sur les réseaux sociaux. Il est à peine 20 heures, samedi. Une journée s'est écoulée depuis le début de la rocambolesque sédition ayant mené les hommes de Wagner à pénétrer le territoire russe sur des centaines de kilomètres.

Le chef de meute, Evguéni Prigojine, qui quelques heures plus tôt a été qualifié de «traître» par Vladimir Poutine pour avoir tenté de renverser le commandement russe, se retire en Biélorussie. Mais pas dans un silence complet: le voilà filmé dans un véhicule à Rostov, sous les exclamations d'une petite poignée de soutiens - de quoi détonner dans une atmosphère martiale plus propre à l'affliction qu'à un bain de foule.

De l'autre côté de l'échiquier militaire russe, c'est tout le commandement qui a la gueule de bois. Où était donc la «deuxième armée la plus puissante» du monde lorsqu'elle était censée protéger son commandant suprême? Et pourquoi la garde prétorienne de Kadyrov, qui est censée être loyale à Poutine et dont l'efficacité est tant vantée, est-elle restée invisible?

«Tous les hauts responsables des ministères de force, tous ces Choïgou et Guerassimov qui arborent des médailles de “héros de la Russie”, avaient disparu des radars»
Le Figaro

La mutinerie menée par le turbulent chef de Wagner a mis au jour la façon dont la guerre en Ukraine a profondément transformé les liens de pouvoir au sein du Kremlin. Plus que cela, elle témoigne d'une perte de contrôle de Vladimir Poutine sur sa «créature», Evguéni Prigojine. Explications.

Le système Poutinien...

Comme l'explique la politologue française Anna Colin Lebedev dimanche dans le journal Le Monde, le pouvoir de l'Etat russe moderne repose sur une pyramide constituée de liens d'allégeance. Il s'agit d'une sorte de contrat social entre les élites et le peuple, que la maîtresse de conférences à Paris-Nanterre classe en trois volets:

  • La disponibilité de ressources abondantes tirées de l’exploitation des matières premières, dont les produits étaient – inégalement – distribués aux élites comme à la population en échange de leur loyauté.
  • La nature personnelle et verticale des liens d’allégeance à travers lesquels s’organisait la distribution de ces ressources.
  • La légitimité du pouvoir, qui repose sur des promesses de prospérité et de stabilité.

Au sein de cette pyramide d'allégeance, chacun doit sa place à un bienfaiteur, analyse Lebedev. Au dernier échelon trône bien entendu Vladimir Poutine. Cette sorte de contrat social entre le pouvoir russe et la société a pu être décrite comme un «laisser-faire mutuel», où la corruption devient une simple modalité de gestion des ressources, et non plus une dérive.

...et la guerre

Cependant, la guerre, couplée aux sanctions commerciales, a profondément ébranlé ces bases de plusieurs manières, note Lebedev:

  • La dimension personnelle et verticale du pouvoir - et celle de la loyauté - se sont considérablement accentués au sommet de l’Etat.
  • Le centre de gravité des décisions s'est déplacé en faveur des institutions militaires.
  • La guerre a conduit à une dilution du monopole de la violence légitime au sein de l’Etat russe, avec un rôle central joué par le groupe armé Wagner.
«Création du pouvoir politique russe, mais irrégulier au regard du droit, Wagner a été placé sur le front au côté de l’armée russe dès le début de l’invasion. On peut s’interroger sur l’effet que la présence d’un groupe armé non étatique, bénéficiant de ressources publiques et de passe-droits, se mettant abondamment en scène et utilisant sa liberté de parole pour critiquer la conduite des opérations a eu sur l’institution militaire à ses différents échelons.»
Anna Colin Lebedev, Université Paris-Nanterre média le monde

En s'élançant directement dans le ventre de la bête, et en prenant soin de justifier son action par le mécontentement croissant des combattants sur le terrain en Ukraine, Evguéni Prigojine a démontré qu'il a bien appris les codes politiques auprès de son maître.

Tout au long de cette journée de rébellion soigneusement médiatisée, le natif de Saint-Pétersbourg a mobilisé des arguments moraux, et s'est mis en scène comme «un patriote en lutte contre le système (...) qui proteste contre les planqués, les technocrates et les corrompus».

Plus que cela, en se posant comme un résistant à «l'establishment», Prigojine sape de l'intérieur l'autorité de la «verticale de la peur», ce système poutinien s'appuyant sur le droit et l'appareil répressif - et son instrumentalisation si nécessaire - pour tenir aussi bien les élites que le peuple en respect. L'autorité du chef du Kremlin en ressort «fissuré», et «divisé» au regard de la presse occidentale.

Poutine, l'apprenti sorcier

Evgueni Viktorovitch Prigojine, 62 ans, rencontre le président russe en 2001. C'est d'abord par le biais de son activité de traiteur au Kremlin que l'homme intègre les cercles du pouvoir. Grâce à l'appui des hautes sphères de la hiérarchie, celui qui deviendra le cuisinier de l'élite va s'élever, pour devenir en véritable chien de guerre si puissant qu'il peut rivaliser d'autorité avec l'Etat major russe lui-même. Des usines à trolls qui agitent l'Europe et les Etats-Unis, aux armes employées en Ukraine, en Syrie, sur le continent africain, ou en Amérique du Sud, l'homme de l'ombre n'a aucun statut, mais devient indispensable au président.

D'ailleurs, voici le portrait du cuisinier de Poutine👇

Ce faisant, comme l'écrivent les experts Florent Parmentier et Cyrille Bret au sein du média Conversation, Poutine a joué aux apprentis sorciers. Il a voulu produire une créature destinée à servir ses moindres désirs et besoins - en protection, en stratégie, et en connaissances.

Wagner, tout comme nombre de milices et de pions évoluant dans ce système bien ficelé, ont permis au Chef d'Etat de se maintenir au pouvoir pendant plus de 20 ans. En cela, Prigojine a constitué un «des éléments clés de l’ascension et du pouvoir de Vladimir Poutine»:

«Dans les années 1990, il a mis au service du futur leader russe son réseau lié au crime organisé; durant les années 2010, il a constitué la société militaire privée Wagner pour saper l’influence occidentale (et singulièrement française) au Mali, en Centrafrique ou encore au Burkina Fasso.»
Conversation

Prigojine, la créature rebelle

Au début de la guerre en Ukraine, le groupe Wagner a permis à Poutine d'éviter une large mobilisation qui aurait été impopulaire au sein du pays, tout en se déchargeant des actions les plus embarrassantes sur le terrain au regard du droit international.

Pourtant, petit à petit, la laisse de la créature en charge du groupe de mercenaires a fini par se distendre. Prigojine devient de plus en plus véhément et critique à destination de la hiérarchie militaire, «lui reprochant l’absence de soutien logistique et opérationnel.» Très actif sur les réseaux, le «cuisinier de Poutine» n'est pourtant jamais remis à l'ordre. Face aux insultes et aux provocations croissantes, le chef du Kremlin choisit la discrétion dans sa riposte. Jusqu'à la date fatidique du 23 juin.

Exactement comme dans le roman Frankenstein de Mary Shelley, la créature a fini par se retourner contre son créateur, avance le média Conversation. Dans la droite ligne de cette hypothèse, l'on comprend qu'il n'a pas été aisé pour le créateur de se débarrasser de sa progéniture, tant il en est devenu dépendant.

Allant dans ce sens, le média russe indépendant Novaïa Gazeta relève que, malgré son immense réseau de services secrets, Poutine a manqué de placer des personnes de confiance dans l'entourage direct de Prigojine pour le contrôler. Mal conseillé, le chef du Kremlin se serait même perdu dans un jeu de rivalités dont il avait lui-même édicté les règles:

«C'est le désir idiot de Poutine d'utiliser tout le monde contre tout le monde et en même temps de ne mettre personne de côté, et ses tentatives de ne monter personne contre lui qui ont conduit à des conséquences aussi insensées.»
Vladislav Inozemtsev, sociologue et économiste.https://novayagazeta.eu/

Un combat perdant-perdant

La marche de la milice Wagner en direction de Moscou - la première tentative de putsch depuis celle d’août 1991 contre Gorbatchev - a mis à jour des limites de part et d'autre de l'échiquier militaire russe. En acceptant de se retirer sur une résolution pacifique en Biélorussie, Prigojine a vraisemblablement sauvé sa tête. Cependant, nul ne sait pour combien de temps.

Pour le président russe, un plus grand mal est fait: loin d'apparaître en position de force, il a été contraint de composer avec sa créature aussi dévoyée que nécessaire. En ce qui concerne son armée, l’humiliation est totale. Celle-ci s'est révélée incapable de mettre fin à l'avancée de Wagner sur plusieurs centaines de kilomètres, elle qui s’apprêtait même «à défendre la capitale en entassant des sacs de sable sur ses voies d’accès».

«Certaines des unités qui se sont retrouvées face aux hommes de Wagner ont refusé le combat, par peur ou par sympathie»
Le Monde

Prendre Kiev (ou Moscou?) en trois jours

Pour l'Aargauerzeitung, le diagnostic est clair: en déployant la majorité de ses troupes aptes au combat en Ukraine, le Kremlin a prouvé qu'il n'a plus assez de réserves à l'interne, laissant son territoire en situation de vulnérabilité. Une blague circule désormais sur les réseaux sociaux :

«"Prendre en trois jours”, on vient de le comprendre, ce n’était pas de Kiev, mais de Moscou dont il s’agissait»
Le Monde

Même sur le plus haut échelon du pouvoir, Vladimir tremble à l'idée de tout perdre, son pouvoir, comme sa vie. Pendant vingt-quatre longues heures, l'homme fort du Kremlin a été confronté à l’incertitude quant à son sort personnel - une véritable gifle.

«Sa plus grande crainte a toujours été celle d’un sort à la Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi ou – moins grave – Viktor Ianoukovitch (président de l’Ukraine de 2010 à 2014)»
Le Monde

Le ton employé lors de son allocution, tranchant avec les prises de parole précédentes, témoigne d'une apparente fragilisation de son pouvoir. En tentant de colmater les brèches, Vladimir Poutine ne pourra pas éternellement empêcher le doute de s'insinuer au sein des élites, lesquelles observent avec attention le moindre frémissement du sommet de la pyramide dont ils sont tant dépendants.

Au final, les élites militaires russes sont tels des scorpions enfermés dans une bouteille. Reste à savoir qui piquera le premier au péril de sa propre vie. Mais une chose est certaine: à trop secouer le récipient, la situation géopolitique ne tournera pas forcément en faveur de l'Occident.

Armes rouillées et lits ensanglantés: la difficile mobilisation russe

Vidéo: watson

A propos de l'homme fort du Kremlin

1 / 10
Vladimir Poutine dans tous ses états
Poutine en mode chasseur, 2010.
source: ap ria novosti russian governmen / dmitry astakhov
partager sur Facebookpartager sur X
0 Commentaires
Comme nous voulons continuer à modérer personnellement les débats de commentaires, nous sommes obligés de fermer la fonction de commentaire 72 heures après la publication d’un article. Merci de votre compréhension!
Trump ne veut plus être «gentil»: l'incroyable interview de Time
«J'avais encore tellement de questions à vous poser.» Le journaliste Eric Cortellessa a passé une heure dans une «salle à manger dorée» du manoir de Mar-a-Lago, à Palm Beach. Objectif: décortiquer le potentiel second mandat de Trump. Un interrogatoire à la fois courtois, tendu et musclé. Une chose est sûre, s'il est élu, le républicain ne sera plus «aussi gentil».

La couverture en impose. La marque de fabrique de Time. Pas de pouce levé, de visière MAGA, encore moins de mimiques caractéristiques. On y découvre un Donald Trump décontracté, assis comme un chanteur de jazz des années 40, les mains jointes, le regard assuré. Pas une mèche qui dépasse. Beau gosse. Si le noir/blanc lui offre l'allure hollywoodienne d'un Humphrey Bogart, le titre qui lui traverse le costard n'oublie pas de le rendre menaçant.

L’article