Les images tournent sur les réseaux sociaux. Il est à peine 20 heures, samedi. Une journée s'est écoulée depuis le début de la rocambolesque sédition ayant mené les hommes de Wagner à pénétrer le territoire russe sur des centaines de kilomètres.
Le chef de meute, Evguéni Prigojine, qui quelques heures plus tôt a été qualifié de «traître» par Vladimir Poutine pour avoir tenté de renverser le commandement russe, se retire en Biélorussie. Mais pas dans un silence complet: le voilà filmé dans un véhicule à Rostov, sous les exclamations d'une petite poignée de soutiens - de quoi détonner dans une atmosphère martiale plus propre à l'affliction qu'à un bain de foule.
💥FLASH🪖 #Russia 🇷🇺 Hier, lors de son départ du quartier général du district militaire sud à #Rostov, le Chef de Wagner PMC #Prigozhin a accordé une interview rapide: "Résultat normal. Tout le monde s'est réjoui". Dans la vidéo, #Prigojine a qualifié le résultat de sa "marche… pic.twitter.com/lSZ0aHNAu8
— Militant.André.D (@Circonscripti18) June 26, 2023
De l'autre côté de l'échiquier militaire russe, c'est tout le commandement qui a la gueule de bois. Où était donc la «deuxième armée la plus puissante» du monde lorsqu'elle était censée protéger son commandant suprême? Et pourquoi la garde prétorienne de Kadyrov, qui est censée être loyale à Poutine et dont l'efficacité est tant vantée, est-elle restée invisible?
La mutinerie menée par le turbulent chef de Wagner a mis au jour la façon dont la guerre en Ukraine a profondément transformé les liens de pouvoir au sein du Kremlin. Plus que cela, elle témoigne d'une perte de contrôle de Vladimir Poutine sur sa «créature», Evguéni Prigojine. Explications.
Comme l'explique la politologue française Anna Colin Lebedev dimanche dans le journal Le Monde, le pouvoir de l'Etat russe moderne repose sur une pyramide constituée de liens d'allégeance. Il s'agit d'une sorte de contrat social entre les élites et le peuple, que la maîtresse de conférences à Paris-Nanterre classe en trois volets:
Au sein de cette pyramide d'allégeance, chacun doit sa place à un bienfaiteur, analyse Lebedev. Au dernier échelon trône bien entendu Vladimir Poutine. Cette sorte de contrat social entre le pouvoir russe et la société a pu être décrite comme un «laisser-faire mutuel», où la corruption devient une simple modalité de gestion des ressources, et non plus une dérive.
Cependant, la guerre, couplée aux sanctions commerciales, a profondément ébranlé ces bases de plusieurs manières, note Lebedev:
En s'élançant directement dans le ventre de la bête, et en prenant soin de justifier son action par le mécontentement croissant des combattants sur le terrain en Ukraine, Evguéni Prigojine a démontré qu'il a bien appris les codes politiques auprès de son maître.
Tout au long de cette journée de rébellion soigneusement médiatisée, le natif de Saint-Pétersbourg a mobilisé des arguments moraux, et s'est mis en scène comme «un patriote en lutte contre le système (...) qui proteste contre les planqués, les technocrates et les corrompus».
Plus que cela, en se posant comme un résistant à «l'establishment», Prigojine sape de l'intérieur l'autorité de la «verticale de la peur», ce système poutinien s'appuyant sur le droit et l'appareil répressif - et son instrumentalisation si nécessaire - pour tenir aussi bien les élites que le peuple en respect. L'autorité du chef du Kremlin en ressort «fissuré», et «divisé» au regard de la presse occidentale.
Evgueni Viktorovitch Prigojine, 62 ans, rencontre le président russe en 2001. C'est d'abord par le biais de son activité de traiteur au Kremlin que l'homme intègre les cercles du pouvoir. Grâce à l'appui des hautes sphères de la hiérarchie, celui qui deviendra le cuisinier de l'élite va s'élever, pour devenir en véritable chien de guerre si puissant qu'il peut rivaliser d'autorité avec l'Etat major russe lui-même. Des usines à trolls qui agitent l'Europe et les Etats-Unis, aux armes employées en Ukraine, en Syrie, sur le continent africain, ou en Amérique du Sud, l'homme de l'ombre n'a aucun statut, mais devient indispensable au président.
Ce faisant, comme l'écrivent les experts Florent Parmentier et Cyrille Bret au sein du média Conversation, Poutine a joué aux apprentis sorciers. Il a voulu produire une créature destinée à servir ses moindres désirs et besoins - en protection, en stratégie, et en connaissances.
Wagner, tout comme nombre de milices et de pions évoluant dans ce système bien ficelé, ont permis au Chef d'Etat de se maintenir au pouvoir pendant plus de 20 ans. En cela, Prigojine a constitué un «des éléments clés de l’ascension et du pouvoir de Vladimir Poutine»:
Au début de la guerre en Ukraine, le groupe Wagner a permis à Poutine d'éviter une large mobilisation qui aurait été impopulaire au sein du pays, tout en se déchargeant des actions les plus embarrassantes sur le terrain au regard du droit international.
Pourtant, petit à petit, la laisse de la créature en charge du groupe de mercenaires a fini par se distendre. Prigojine devient de plus en plus véhément et critique à destination de la hiérarchie militaire, «lui reprochant l’absence de soutien logistique et opérationnel.» Très actif sur les réseaux, le «cuisinier de Poutine» n'est pourtant jamais remis à l'ordre. Face aux insultes et aux provocations croissantes, le chef du Kremlin choisit la discrétion dans sa riposte. Jusqu'à la date fatidique du 23 juin.
Exactement comme dans le roman Frankenstein de Mary Shelley, la créature a fini par se retourner contre son créateur, avance le média Conversation. Dans la droite ligne de cette hypothèse, l'on comprend qu'il n'a pas été aisé pour le créateur de se débarrasser de sa progéniture, tant il en est devenu dépendant.
Allant dans ce sens, le média russe indépendant Novaïa Gazeta relève que, malgré son immense réseau de services secrets, Poutine a manqué de placer des personnes de confiance dans l'entourage direct de Prigojine pour le contrôler. Mal conseillé, le chef du Kremlin se serait même perdu dans un jeu de rivalités dont il avait lui-même édicté les règles:
La marche de la milice Wagner en direction de Moscou - la première tentative de putsch depuis celle d’août 1991 contre Gorbatchev - a mis à jour des limites de part et d'autre de l'échiquier militaire russe. En acceptant de se retirer sur une résolution pacifique en Biélorussie, Prigojine a vraisemblablement sauvé sa tête. Cependant, nul ne sait pour combien de temps.
Pour le président russe, un plus grand mal est fait: loin d'apparaître en position de force, il a été contraint de composer avec sa créature aussi dévoyée que nécessaire. En ce qui concerne son armée, l’humiliation est totale. Celle-ci s'est révélée incapable de mettre fin à l'avancée de Wagner sur plusieurs centaines de kilomètres, elle qui s’apprêtait même «à défendre la capitale en entassant des sacs de sable sur ses voies d’accès».
Pour l'Aargauerzeitung, le diagnostic est clair: en déployant la majorité de ses troupes aptes au combat en Ukraine, le Kremlin a prouvé qu'il n'a plus assez de réserves à l'interne, laissant son territoire en situation de vulnérabilité. Une blague circule désormais sur les réseaux sociaux :
Même sur le plus haut échelon du pouvoir, Vladimir tremble à l'idée de tout perdre, son pouvoir, comme sa vie. Pendant vingt-quatre longues heures, l'homme fort du Kremlin a été confronté à l’incertitude quant à son sort personnel - une véritable gifle.
Le ton employé lors de son allocution, tranchant avec les prises de parole précédentes, témoigne d'une apparente fragilisation de son pouvoir. En tentant de colmater les brèches, Vladimir Poutine ne pourra pas éternellement empêcher le doute de s'insinuer au sein des élites, lesquelles observent avec attention le moindre frémissement du sommet de la pyramide dont ils sont tant dépendants.
Au final, les élites militaires russes sont tels des scorpions enfermés dans une bouteille. Reste à savoir qui piquera le premier au péril de sa propre vie. Mais une chose est certaine: à trop secouer le récipient, la situation géopolitique ne tournera pas forcément en faveur de l'Occident.