«Hmm... T'es sûre que c'est là?» Le Uber nous largue devant un bâtiment de briques décati, paumé aux abords d'une route nationale à Hollywood. Pas celui de Los Angeles. L'autre. Une petite ville à mi-chemin entre Fort Lauderdale et Miami, où les touristes sont cordialement priés de ne pas se balader une fois la nuit tombée. Un panneau défraîchi érigé sur le trottoir dissipe nos doutes. GUN RANGE. C'est bien là que David, mon instructeur, m'a donné rendez-vous, deux jours plus tôt.
Au pays du second amendement, rien n'est plus facile qu'un premier contact avec une arme. Un brin d'organisation, un passeport et une centaine de dollars suffisent. Après un coup de fil de quelques minutes avec David, je n'ai que deux instructions. Me pointer à l'heure. Et sans tongs.
La trouille mêlée à l'excitation, je pénètre dans Big Al's Gun&Pawn, qui fait à la fois office de boutique, de centre de tir et de formation. Un dindon empaillé côtoie des cartons de munition, une alignée d'AR-15 et de Glocks brillants. David, la petite cinquantaine, les cheveux tirant sur le poivre et sel, le biceps généreux, nous accueille avec un large sourire.
L'instructeur nous conduit jusque dans une pièce surexposée aux néons, qui pourrait facilement faire office de salle d'interrogatoire. Deux drapeaux américain et confédéré pendouillent aux murs gris. Après lui avoir confié mon passeport et celui de mon accompagnant/photographe/petit copain, l'heure est aux instructions et à une brève introduction sur le maniement d'une arme à feu. En l'occurence, un SIG Sauer M17, modèle relativement bon marché et courant dans l'armée américaine et les marines.
Avec malice et au fil de la conversation, David nous confie qu'il est originaire d'Alsace-Lorraine. Son accent ne laisse rien deviner. Il y a trente ans, ce Français s'est exilé pour un séjour linguistique dont «il n'est jamais revenu». Désormais plus Américain qu'Américain, il n'échangera avec nous que trois mots dans la langue de Molière avant de passer à l'anglais.
Les traits d'humour se mêlent à un professionnalisme rigoureux et à un sens du détail impitoyable. Je suis entre de bonnes mains. Pas sûre qu'on puisse en dire autant de l'arme de poing qu'il me glissera bientôt entre les pattes - je suis plutôt maladroite.
David tient d'abord à me rappeler trois règles d'or. Numéro une? Toujours pointer l'arme dans une direction «sûre» - à savoir, la cible. Numéro deux? Garder mon doigt hors de la gâchette, à moins d'être sur le point de tirer. Trois? L'arme ne doit surtout pas être chargée avant le moment de tirer. Ses instructions sont entrecoupées par un bruit sourd et puissant, de l'autre côté du mur. Une salve de coups de feu. Difficile de ne pas sursauter.
Les clients de David sont divers et variés. Autant d'hommes que de femmes. Des touristes venus de Chine qui n'ont jamais manié une arme, à la ménagère américaine désireuse de se vider la tête en fin de journée, en passant par l'habitué soucieux de perfectionner son tir. Il nous cite le cas d'une étudiante du Texas venue sans sa famille pour étudier à l'université de Floride. Elle compense son petit gabarit avec un pistolet glissé dans son sac à main.
Justement, mon prof tient d'ailleurs d'emblée à rectifier un cliché.
Et des déséquilibrés, des gens mal intentionnés, est-ce qu'il en voit passer? «Non. Ces gars-là ne prennent pas la peine de réserver un cours, de s'inscrire sur Internet et de payer. Ils achètent une arme et passent à l'action.»
Je m'abstiens de déglutir. Au terme d'une petite heure de formation, je sais avec plus ou moins d'exactitude à quelle sauce je vais être mangée, lorsque j'empoignerai un pistolet chargé pour la première fois de mon existence. De la puissance de l'engin à mes réactions possibles après le premier tir, me voilà briefée. Certains perdent leur calme, d'autres sursautent. «Ça devrait aller pour vous», m'assure David. Ah bon? «Je l'ai senti à votre poignée de main.» Hmm. S'il le dit.
Il est temps de passer à la pratique. Mais pas avant que David me pose une ultime question. «Une cible de forme humaine, ça vous va?»
Bah. Pas de problème, on est là pour ça. Feu pour la «version américaine». Nous enfilons lunettes et casque de protection. Et nous grimpons à l'étage.
Une porte, deux portes, et nous y voilà. Les néons grésillent, l'atsmosphère digne d'un film de David Fincher, le sol jonché de douilles à l'abandon. D'où l'intérêt de porter des chaussures fermées - personne n'a envie de se ramasser une douille encore brûlante sur l'orteil. A l'exception de deux hommes qui s'entraînent au fond, nous sommes seuls.
La toute première prise en main se fait sans munition. Mais le sentiment de tenir pour de bon cet engin de mort est déjà troublant. Mon instructeur me montre comment m'emparer délicatement du M17, en prenant garde à toujours viser dans la bonne direction – que l'arme soit vide ou pas.
Puis il glisse une première balle dans la chambre. Précautionneusement, il m'aide à positionner mes doigts sur la poignée. Et retire la sécurité. A moi de viser. Le cœur. Poser le doigt sur la gâchette. Presser. Un grand bruit, suivi d'une odeur agréable de fumée et de sensation de chaleur dans les doigts. Bingo.
Une nouvelle munition, suivie d'une salve de cinq balles, puis de dix. La sensation est aussi grisante que terrifiante. Se familiariser avec un flingue est plus aisé que je ne l'aurais imaginé. Les mains sont moites, le coeur battant, mais la respiration profonde et posée. Rester calme. Expirer. Veiller à être parfaitement positionnée, les jambes flex et légèrement écartées.
Constatant que son élève semble à l'aise, David achève de m'enseigner comment charger et retirer le levier de sécurité par moi-même. C'est d'une facilité enfantine. Etonnamment, la petite blonde malhabile ne se débrouille pas si mal.
Quelques coups supplémentaires, une poignée de photos et un selfie plus tard, notre cours touche déjà à sa fin. «Vous dormirez bien cette nuit!» prévient David. Ah bon? Pour le moment, je me sens surtout shootée à l'adrénaline.
«Selon moi, il y a deux choses qui sont plus apaisantes que tout au monde. Le tir, évidemment, et le saut en parachute», glisse le professeur, avant de me glisser une minuscule douille dorée dans la main, en guise de souvenir pour cette première expérience. Pas sûr que je m'essaie à la seconde option. Mais tirer, en revanche... certainement.