Il faut voir les choses en face. La réunification allemande est un échec. On pourrait presque se passer de mots, tant la carte de l’Allemagne au lendemain des élections fédérales parle d’elle-même: la totalité de l’ex-République démocratique allemande (RDA), sous giron soviétique jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, a voté pour le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), à l’exception de la région de Berlin et de deux circonscriptions acquises à la gauche radicale Die Linke, elle-même issue de l’ancien parti communiste est-allemand.
Partout ailleurs, le bleu ciel de l’AfD rayonne. Avec des scores dépassant les 35% des voix, atteignant facilement les 40% et flirtant parfois avec les 50%, comme dans la pointe orientale du Land de Saxe, aux frontières tchèque et polonaise.
Lorsque l’ex-chancelier Helmut Kohl a procédé à la réunification allemande, en 1990, accordant aux Allemands de l’Est la parité entre le Deutsche Mark et le Mark est-allemand, un cadeau de bienvenue des plus fraternels et très chèrement financé, il ne pouvait pas imaginer que la coupure entre les deux Allemagne serait si forte 35 ans plus tard.
A l’époque, chacun se doutait que la réunion, après de si longues années de séparation forcée, de territoires profondément inégaux en termes de développement économique, n’irait pas soi. Ne souhaitant pas entretenir artificiellement une économie socialiste vivotante, l’Allemagne de l’Ouest, l’un des pays les plus riches du monde, infligea un traitement de cheval au frère est-allemand.
Celui-ci en conçut de l’amertume. Il n’empêche, même s’il demeure incomplet, le rattrapage a eu lieu, notamment dans les infrastructures: trains, routes, aéroports, etc.
C’est moins l’amertume découlant des leçons d’économie du grand frère ouest-allemand que le spleen identitaire qui explique l’insolent succès de l’AfD en ex-RDA. Il faut voir dans la victoire de l’extrême droite dans les «territoires de l’Est» l’expression d’une volonté de reconquête. Trump et Musk ont parfaitement saisi ce phénomène. D’où leur soutien à l’AfD, dont ils entendent visiblement faire leur cheval de Troie en Allemagne. Reconquête, c’est aussi le nom du parti d’Eric Zemmour en France, dont les vues épousent peu ou prou celles de l’AfD.
Mais on ne peut pas se satisfaire de ces analogies pour tenter de comprendre le vote AfD. Il faut identifier ce qu’il y a de spécifique dans le réveil d’un nationalisme allemand en ex-RDA. Alors qu’en Allemagne de l’Ouest, l’idée du retour à une «Allemagne d’avant» n'est pas, pour l'heure, un moteur politique, elle est au centre du jeu dans l’ancienne Allemagne de l’Est.
La faute, s’il faut parler de faute, de la République fédérale allemande, comme on appelait l’Allemagne de l’Ouest du temps de la guerre froide, est d’avoir pensé que la RDA pourrait disparaître. Dans les faits comme en droit, elle a disparu, ce dont il faut se féliciter. Mais la mémoire, elle, ne se dissout pas. Le décès de l'Allemagne de l'Est ayant été acté, c’est comme si la vie de millions d’Allemands de l’Est, de la création de la RDA en 1949 jusqu’à sa disparition en 1990, n’avait eu aucune importance, n’avait compté pour rien. Que les ex-citoyens de l’Allemagne communiste aient voulu dans leur écrasante majorité la chute du rideau de fer qui les privait de la liberté et de la prospérité, ne change pas grand-chose à l’affaire.
Les ex-Allemands de l’Est ont le sentiment de ne pas avoir eu d’Histoire, honteux qu’ils sont au fond d’eux-mêmes de la parenthèse communiste qui n’aura servi à rien. Là où les Allemands de l’Ouest ont eu une Histoire linéaire après la Seconde Guerre mondiale, axée autour du «plus jamais ça», les Allemands de l’Est n’ont pas eu la chance d’éprouver ce confort des choses qui suivent leur cours normal si l'on peut dire.
En ex-RDA, le cours des choses s’est arrêté en 1945. Les Allemands de l'Est ne connaîtront jamais l’euphorie des Trente glorieuses, celle des vacances d’été sur la Costa Brava. Ce «kiff» de l’après-guerre est pour eux irrattrapable. Alors, ils rattrapent le temps perdu en se vengeant avec l’Histoire dont ils disposent, la seule valable à leurs yeux, puisque la RDA est à jeter. Cette Histoire, c'est celle de l'Allemagne d’avant, qui saura leur rendre leur dignité, pensent-ils, certains parmi eux s’estimant à l’avant-garde d’un «peuple allemand» qui ne rêverait que d’une chose sans oser se l’avouer, le rétablissement de la «grandeur de l’Allemagne».
La propagande communiste tapait sur les fascistes bien plus que sur les nazis, ce qui permettait de n'avoir pas à affronter ce qu’il y avait d’intrinsèquement allemand dans les crimes d’Hitler. Tout l’inverse de ce qui se passa en Allemagne de l’Ouest.
On notera, dans le même temps, les très bons résultats de la CDU de Friedrich Merz, le futur chancelier, dans les Länder de l’Ouest. Allié à la CSU bavaroise, l’Union chrétienne-démocrate a fait office de rempart face à l’AfD. Un rempart de droite à l’extrême droite (pareille chose pourrait se produire en France à la prochaine élection présidentielle).
Qu’on ne s’y méprenne pas. Ce vote ouest-allemand en faveur des conservateurs de la CDU n’est pas qu’un refus de l’AfD. Comme dans la plupart des pays européens, il exprime une peur face au terrorisme islamiste, qui n’a pas épargné l’Allemagne ces dernières années. Il rend compte d’une angoisse identitaire, d’un sentiment de dépossession face à une démographie changeante due à l'effet de l'immigration. Il témoigne d’une demande d’autorité. Il s’oppose à la Russie, marquant en cela un tournant par rapport à la politique conciliante de Gerhard Schröder et d’Angela Merkel avec le Kremlin de 2000 à 2020 – l’AfD est pro-Poutine, voyant dans cet homme un modèle à suivre pour l’Allemagne.
La gauche radicale dira que c'est une question de temps avant que la couleur noire de la CDU ne se transforme en bleu AfD. Elle prétendra que l'Europe entière se fascise. On lui répondra que ce n'est pas le cas, que la CDU est un parti démocratique et non pas nationaliste, qui entend coopérer avec les pays voisins. La «fierté» dont parle Friedrich Merz n'est pas celle, exclusive, de l'AfD. Nous voulons croire que la CDU est bel et bien un rempart et non le marche-pied de l'extrême droite.
C’est donc une Allemagne géographiquement facturée comme jamais depuis la réunification qui ressort des urnes. C’est à se demander si l’on ne se dirige pas vers la reconstitution de deux Allemagne.